vendredi 27 juin 2014

Quotidiennâtre.


Je suis le gars qui est arrivé en retard hier à un rendez-vous car le chauffeur du bus ne savait pas faire fonctionner la rampe handie, pour la cinquième fois depuis le début de la semaine, et ainsi chaque semaine. Je suis le gars qui ne peut pas aller à la Poste de son quartier. Je suis le gars qui ne peut pas entrer dans trois-quarts des boulangeries de la ville. Je suis le gars qui a le choix d'extrêmement peu de salon de coiffure (et qui n'a pas envie d'un-e coiffeur-euse entrant dans son domicile). Je suis le gars qui a encore moins le choix de pouvoir accéder au cabinet d'un-e médecin, ostéopathe, kinésithérapeute, naturopathe, psychanalyste, dentiste, ophtalmologue, vétérinaire. Je suis le gars qui peut n'aller nager que dans une seule des six piscines de la ville, en devant prendre le bus jusqu'à loin. Je suis le gars qui ne peut pas entrer dans la meilleure librairie locale, ni aller au chouette Cinématographe. Je suis le gars qui choisit ses restaurants prioritairement par rare accessibilité du bâtiment plutôt que par préférence culinaire. Je suis le gars labélisé « trop handi » qui s'est fait jarter d'un club de sport au bout de plusieurs mois, et dont très peu d'activités sportives/physiques sont adaptées. Je suis le gars qui ne peut pas étudier à toutes les bibliothèques. Je suis le gars qui ne peut quasiment jamais aller rendre visite à ses ami-e-s dans leur appartement. Je suis le gars qui ne peut pas prendre l'avion (sous peine de se faire casser le fauteuil). Je suis le gars qui ne peut pas aller en urgence dans n'importe quelle pharmacie chercher un médicament pour un-e ami-e malade. Je suis le gars dont les ascenseurs pour prendre le métro sont majoritairement en panne. Je suis le gars qui doit parler aux commerçant-e-s sur le trottoir (couturière, cordonnier, disquaire, etc.). Je suis le gars dont dernièrement un serveur de restaurant refuse l'accès à la terrasse car « le fauteuil prend trop de place » (je suis le gars qui s'engueule avec le serveur car argument illégal). Je suis le gars qui paye plus cher que les valides de très rares taxis adaptés pour le fauteuil. Je suis le gars qui ne peut pas assister à la moitié des spectacles culturels. Je suis le gars qui peut loger dans très peu d'hôtels, et dont il y a une minorité de chambres handies. Je suis le gars dont Pôle Emploi n'a jamais proposé un emploi en 10 ans. Je suis le gars qui se ruine en trains sans possibilité de covoiturages, et oublions le stop. Je suis le gars qui a failli se pisser dessus plein de fois ne trouvant que très peu de WC accessibles en villes. Je suis le gars qui a dû attendre trois ans que le magasin de bricolage de son quartier daigne effectuer de faciles travaux d'accessibilité (et je suis le gars dont le gérant du magasin attend des remerciements). Je suis le gars qui ne peut pas utiliser la majorité des Photomaton [alors que pourtant...]. Je suis le gars qui ne doit pas avoir envie vers minuit de se dépanner de quelque chose dans une épicerie.

Je suis le gars qui est tombé en panne électronique hier de son fauteuil en plein passage piéton d'un gros boulevard, à l'autre bout de la ville. Je suis le gars qui avait prévenu le technicien depuis 5 jours de sérieuses apparitions de dysfonctionnement, dont hier durant l'urgence la secrétaire au téléphone a dit d'un air nonchalant ne pouvoir rien faire, qu'il fallait que je me débrouille.
Je suis le gars qui se débrouille tout le temps, tout seul, depuis toujours. Je suis le gars dont une journée n'est pas un quotidien mais un inconvénient. Un inconvénient normativement organisé, dont se débrouiller = survie invisible. 
Mon entourage me voit majoritairement « réussir » là où chaque jour je suis renvoyé à ce qui échoue. Je suis le gars qui se sent mentalement et émotivement loin de ses ami-e-s valides tant leur vie ne rencontre jamais mon type de quotidien. Mes ami-e-s me racontent que leur journée a été mauvaise parce que le chauffe-eau est tombé en panne, que le café a été renversé au petit-déjeuner, qu'un début d'eczéma apparaît sur leur corps, que la bibliothèque était fermée pour travaux, que l'ophtalmologue n'a délivré un rendez-vous que dans deux mois. Je suis pourtant le gars qui ne méprise pas leurs emmerdes, qui compatit en quoi cela affecte leurs journées, mais qui sait combien chacune de ses journées à lui leur seraient intolérables voire invivables, de cette permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente permanente répétition de l'empêchement. Je suis le gars qui est quotidiennement restreint à vivre des situations qui par contre sont acquises et évidentes pour mon entourage.
Je suis le gars qui se sent quotidiennement à peine légitime. Et qui est fatigué de déglutir des sabres.
 





lundi 23 juin 2014

Engendrer l' « être là ».


[un mardi]

Depuis déjà plusieurs jours j'y - le « y » d'Oury & la clique - pensais à ce que je devais pouvoir fabriquer cet après-midi avec Mme S., j'y pensais comme on pense à masser l'impossible, le réchauffer pour le rendre souple. En pensant spontanément à Mme S. je la percevais comme un fin flocon de neige qui ne décide plus de la verticalité de descendre ou de monter mais qui virevolte azimut horizontalement, qui dessine des traits stroboscopées.
Suis arrivé comme toujours devant sa chambre : avant de frapper à la porte je respire profondément 2 ou 3 fois, pour faire le vide en moi et resituer ma conscience, pour nous permettre de la place à l'intérieur de moi, ne pas arriver surchargé d'idées noires comme d'idées blanches. Je frappe.
Je pense que c'est la dernière fois aujourd'hui que je scrute les premières dizaines de secondes si la cohérence langagière de Mme S. est revenue, si ce n'était qu'une grosse blague ces mots qui font la nique à sa volonté.
Les mots se sont barrés, flagrant. Ou du moins ils se barrent juste sous la langue de Mme S., j'écoute minutieusement aujourd'hui que la majorité de ses mots détient une syllabe correcte pour une syllabe burlesque, « cacher » devient « lâcher », « arbre » devient « arc », et ainsi de suite... Et je le lui dis, qu'à vrai dire si elle peste que ses souliers (Mme S. chausse des souliers, dort dans un plumard, et autre vocable d'antan qui me ravit) « se lâchent » pour « se cachent », oui, c'est que quelque part ses souliers l'ont lâchée. L' « arc » est fait d' « arbre » lui aussi.

Elle essaie et essaie de parler, comme avant, mille choses à raconter. Mais il y a désormais de l'épuisement, de l'agacement, de l'accablement, « je suis ridicule, ce que je veux dire devient n'importe quoi » dit-elle dans un moment où une phrase se rend docile. Je lui dis qu'elle n'est pas ridicule, qu'il y a une part de n'importe quoi dans son langage mais que ça ne fait absolument pas d'elle n'importe qui, j'ajoute « de toute façon les mots c'est assez n'importe quoi, vous le savez... ». Elle gémit « il n'y a plus les mots », je regarde sa déjà frêle allure qui se retrouve encore plus écrasée par l'impact des [normo-]mots, sa peine me broie silencieusement, de ce silence qu'ai depuis longtemps adopté face à mon propre dilemme du langage des mots.
Je m'exclame : « et alors quoi ! vous voulez un dictionnaire pour que nous puissions nous comprendre désormais ? il va falloir ce gros livre entre nous ou bien nous pouvons trouver à dialoguer autrement ?! nos présences dialoguent déjà. ». Elle lève son regard et sourit, vient à côté de moi. Elle s'assoit au bout du lit, nous sommes quasiment épaule contre épaule. Je regarde le paysage depuis sa fenêtre, lui dis que cette vue est juste très belle (« vous voyez tous les arbres dont vous disposez, et puis ces boules de nuages très particulières aujourd'hui... ») et qu'il n'y a pas de mots corrects pour cela, elle acquiesce et se met à regarder dans la même direction. Nous nous taisons ainsi, ou plutôt ce sont les mots qui se taisent ; le sentiment que nous nous sommes jamais senti-e-s aussi proches, et elle aussi paisible.

C'est bien plus calme ensuite qu'elle parviendra à formuler quelques phrases dont je n'aurais pas besoin d'une folle arithmétique pour comprendre. Pour autant cette arithmétique je la maîtrise de mieux en mieux : chercher le rythme des phrases plutôt que leur sens, sentir ses mots comme des mouvements, alors ceux qui s'agitent abracadabrants ne s'avèrent plus isolés de l'ensemble du rythme, de l'ensemble du mouvement. Mme S. est soulagée aujourd'hui que je parvienne à l'aider à terminer certaines de ses phrases ; je ne parle pas à sa place, je déroule les mots qui restent pliés. Son moment flambant-cohérent sera lorsqu'elle me demande : « est-ce qu'il m'arrive de dire quelque chose en vous disant ensuite que c'est vous qui me l'avez fait dire ? », j'éclate de rire « ahah, oui, absolument ! ». Elle se met à rire aussi, de cette humilité qu'elle a, du monde qui se désagrège peu à peu autour d'elle mais dont son coeur veille à toujours guider ce qui est rieur. Je lui dis que ce n'est pas grave, que ça m'amuse et que j'y suis habitué maintenant, souriante elle dit « on commence à bien se connaître, hein, vous m'êtes agréable », puis se remet à papillonner presque chuchotante dans d'autres mots mystérieux.
Ce jour-là nous restons ainsi assis-e à contempler le paysage depuis sa fenêtre. L'époque semble déjà lointaine où je pouvais lui faire regarder des vidéos de concerts de musique classique et l'emmener faire du piano au rez-de-chaussée ; la musique est désormais devenue présence, totale essence de « l'être là ». Elle parvient à me dire qu'elle aime sa chambre, cette chambre qu'elle décore entre autres de feuilles d'arbres épinglées aux murs, dont j'ai été émerveillé il y a quelques mois de sa description : « j'aime particulièrement cette feuille là, vous la voyez, parce qu'elle est parfaitement simple, juste simple ».

En sortant l'infirmière en chef vient m'annoncer le « déménagement dans un autre service » de Mme S. dans une semaine. À mon expression interloquée elle argumente qu'il n'est plus possible de prendre en charge Mme S. désormais, que l'autre service sera bien plus « adapté ». J'essaie moi de m'adapter au langage institutionnel, lui expliquant que je parviens de mieux en mieux à comprendre Mme S., qui d'ailleurs se rend tout à fait compte de sa désorientation langagière... au tour de la blouse-blanche d'être interloquée : « c'est vrai, elle s'en rend compte ? ». J'essaie d'argumenter en faveur de tous les « progrès » qui sont possibles en prenant du temps avec Mme S., mais c'est peine perdu, elle est un pion à l'échiquier institutionnel. Je questionne tout de même ce qu'a conclu le médecin du soudain changement comportemental, la blouse-blanche émet qu'il n'a pas encore consulté Mme S. mais qu'un problème vasculaire-cérébral est suspecté. De retour au bureau je demande à ma responsable si elle est au courant du « déménagement » de Mme S., « oui oui, elle va aller dans le service fermé pour une meilleure prise en charge ! [me voyant dépité] Euh non mais on dit "fermé" mais ce n'est pas de l'enfermement, c'est juste qu'il y a une porte avec un code, qu'elle ne pourra plus se perdre... ». Je balbutie que cela va être nettement pire pour elle, la responsable (que j'estime avec ses 3 autres collègues, ce qu'elles essaient chaque jour de fabriquer modestement au sein de la forteresse institutionnelle) ajoute à voix basse « je t'avoue que je trouve le transfert trop prématuré... mais il y a notamment sous-effectif, donc ce n'est plus possible de la gérer au 3e étage... ». À la fin du boulot je me rends au « service fermé » pour parler au-à la responsable, s'enquérir de comment va se dérouler le « transfert ». Je ne trouve déjà pas le service tant il semble une annexe lointaine de l'ensemble du bâtiment, il faut passer par un étroit couloir, puis une porte à peine signalée, un autre couloir exigu... et là je découvre l'habituelle entrée d'un service mais ici entièrement entourée d'une vitre-mur, comme une cage transparente asilaire, dont on aperçoit derrière des individu-e-s qui déambulent fantomatiques d'une localisations morne à une localisation vide, dans un salon aux couleurs criardes faussement accueillantes et à la voix stridente d'une blouse-blanche qui patrouille. Le cliché est réel. Je fais demi-tour, incapable d'entrer. Je n'arriverai pas à dormir ce soir-là, ni d'autres.


[mardi suivant]

Avant d'aller chez Mme S. je passe voir l'infirmière qui m'informe que son déménagement va avoir lieu dans l'heure, qu'il ne faut pas le lui annoncer « avant le dernier moment ». Je ne l'écoute plus, je réunis en mon esprit toute la magie possible à trouver divulguer à Mme S. Je la découvre allongée dans le noir de sa chambre entièrement vide hormis une dizaine de cartons qui entourent son lit. Donc c'est ça : ne pas informer une personne de son déménagement obligatoire pour la laisser ignorante au milieu de cartons... Mme S. nie qu'il y a des cartons autour d'elle et me demande si je peux passer un peu plus tard, qu'aujourd'hui elle veut dormir, qu'elle ne veut rien d'autre. Je lui assure de repasser.
Ma responsable me demande de venir à la réunion des transmissions, m'y présente à l'équipe soignante comme le gars travaillant avec Mme S. et parvenant à bien la comprendre, pouvant probablement la mettre en confiance durant le transfert, ce dont tout le monde semble se foutre. Une aide-soignante maugrée qu'une résidente puisse avoir autant de traitement de faveur. La cadre de santé demande à l'équipe que « le déménagement de Mme S. ne soit pas raté comme les derniers car aujourd'hui nous sommes contrôlés ! », et elle décline ma présence pour accompagner.

J'arrive aux 50 minutes autorisées d'après le transfert dans le service fermé, Mme S. me dit ne pas comprendre ce qu'il se passe mais trotte dans le couloir fièrement avec son verre de jus de fruits à la main comme si elle était à un vernissage mondain. Elle me montre que ça s'agite « là dans cette pièce », deux aide-soignant-e-s y vident les cartons, je tente envers Mme S. un honnête « wah, vous avez vu la lumière de cette nouvelle chambre ! », craignant sa négation, mais elle passe sa tête à l'embrasure pour observer et admet flattée que c'est une belle chambre. En vrai la chambre est certes lumineuse mais minuscule, monastique, une chambre étudiante pour une fin de vie.
Le « déménagement » : deux aide-soignant-e-s déballent à toute allure les cartons, découvrent des affaires qu'il+elle ne connaissent pas, se plaignent qu'il y en a bien de trop, rangent à la va-vite sans demander à Mme S. ses préférences de localisation (balancent ses sacs à main qu'elle adore tout en haut d'une armoire, plus haut que sa taille), et surtout jettent tout ce qui leur paraît inutile, magazines, images... et ses feuilles d'arbre, le mec blouse-blanche s'exclamant à sa collègue « oh non j'y crois pas, des feuilles d'arbres, sérieux mais qu'est-ce qu'elle va faire avec des feuilles d'arbres », l'autre de lui répondre « elle en trouvera d'autres, hein ! ». La photographie de la disposition des tableaux dans l'ancienne chambre de Mme S. que l'ergothérapeute dit à la réunion devant la cadre de service avoir prise afin de reproduire la même disposition dans ce nouveau lieu n'est évidemment pas consultée. Les deux blouses-blanches ne considèrent pas Mme S., parlent d'elle à la troisième personne, et montrent franchement leur empressement d'en finir. Étant estomaqué et présent auprès de Mme S. que je ne souhaite pas évoquer à la troisième personne, j'arrive à peine à leur soumettre de respecter ses affaires. Je leur décode ce qu'elle demande désespérément sans qu'il+elle prennent le temps de comprendre mis à part lui asséner « on ne vous comprend pas Madame ! », là où elle demande sa canne.
« Vous entendez, je suis un animal » me balance Mme S. l'air de rien. Je lui demande si c'est ce qu'elle ressent aujourd'hui, « oui, vous voyez bien comment ils me parlent, je suis un animal ». Les blouses-blanches n'entendent pas ce propos, moi je l'accuse en plein plexus solaire. Je marque un temps de silence, puis lui réponds « oui... ce n'est pas faux qu'ils vous parlent mal, je le ressens aussi... ça vous dit qu'on les oublie un instant, qu'on passe le temps ensemble sans faire y attention ? Vous et moi ensemble on peut créer autre chose », elle acquiesce d'un ensemble de mots éparses mais calmes et m'invite à s'éloigner de l'embrasure de la porte.

Je demande une chaise pour elle et on s'assoit dans le couloir, ce qu'elle dit lui faire du bien. Elle ne trouve pas d'endroit où poser son verre, me le tend pour que je le prenne, je lui dis amusé que ça va être difficile que je l'attrape, elle me dévisage comme le pire fainéant du monde, m'assénant d'un « mais, enfin, bien sûr que vous allez prendre ce verre ! », j'éclate de rire lui répondant :
- vous n'allez pas me dire que vous n'avez pas remarqué que mes mains ne sont pas tout à fait fonctionnelles ?!
- Mais quelle idée elles ont de ne pas vouloir fonctionner !
- Ahah, ça je vous le demande...
- Ce sont pourtant des mains que vous avez, je les vois !
- Tout à fait, elles sont sensibles mais juste pas fonctionnelles.
- [douce] Eh bien... Je fais quoi de ce verre si vos mains n'en veulent pas ?
- [sourire] Eh bien... nous bifurquons vers une solution : vous le posez là sur mon fauteuil à côté de mon pied, je peux le porter ainsi.
- Impossible, il va tomber.
- Impossible qu'il tombe. Impossible que ce soit impossible.
- Je vous dis que si.
- [rire] Je vous assure que non.
- Et s'il tombe et qu'il y a du jus partout par-terre !
- Dans ce cas-là ce ne seront pas mes mains dysfonctionnelles qui pourront nettoyer, mais ça tombe bien car il ne va rien y avoir à nettoyer. Faites-moi confiance.
- Je vous fais d'ordinaire confiance, mais là...
- ... Là vous pouvez encore me faire confiance.
Elle pose délicatement avec ses très vieilles mains le verre sur mon repose-pieds, juste au bout de ma chaussure, je prie tous les dieux de la gravité qu'ils soient en ma faveur, le verre ne bronche pas de son emplacement, je la surprends essayer de retenir son sourire. Elle re-poétise une mystérieuse série de mots (de probables remerciements aux dieux de la gravité), je souris.

Une dame toute grise arrive dans le couloir d'un pas de zombie, se dirige vers moi presque en pleurs, sa tristesse est une profondeur en tout son visage, me disant qu'elle ne retrouve plus Jacky, « vous savez où est Jacky ? » Je la regarde bien dans les yeux, lui dis :
- je ne sais pas où est Jacky pour la simple raison que je ne sais pas à quoi il ressemble... Vous me le décrivez ?
- Jacky...
- Oui, déjà il est brun, blond ?
- Ah il est brun...
- Brun, d'accord. Ses cheveux sont comment, brillants, doux ? longs, frisés ?
- [visage qui se décrispe] Oh ils sont très doux... mais pas très longs, ni frisés, plutôt comme ça. [elle mime sur sa tête]
- Je vois. Avec un visage doux aussi ? Il sourit beaucoup ?
- [se met à sourire] Oh oui... il sourit toujours... il aime sourire...
- Ow... il semble très beau. C'est un bel homme ?
- [détendue, émue] Oui, oui il est tout à fait beau.
- Quelle chance. Et costaud ? fort et grand comme moi par exemple ? Bon, j'imagine que non...
- [rit] Bah non pas comme vous, mais pour autant costaud, oui.
- Je ne pourrais alors pas le rater si je croise un charmant gaillard.
- Il est remarquable.
- Vous venez de me le présenter en le décrivant, vous savez. [[Je ne lui dis pas comme il est profondément beau cet inconnu dans son regard à elle.]]
- ... C'est vrai. Merci.
- Merci à vous. Et je vous assure surveiller dès que je vois le plus bel homme.
La semaine suivante cette dame toute grise en me voyant arriver dans le service vient me serrer illico doucement dans ses bras en demandant « est-ce que je peux vous embrasser ? », je rigole joyeusement « pourquoi pas... », et toute tremblotante elle dépose un très doux baiser sur le front, puis repart de sa petite démarche grise.


[samedi]

Toute la semaine je pense au grand mur vitré qui entoure désormais obligatoirement Mme S., je me demande comment elle se réveille le matin, ce qu'elle comprend d'une liberté d'entrer et de sortir qui n'existe soudainement plus pour elle, des autres résident-e-s qui hurlent dans les couloirs de ce service psychiatrisé et dont elle me demandait paniquée la dernière fois ce qu'il se passait... Je ne sais pas lui dire ce qu'il se passe, tant c'est absurde et tant j'ulcère d'impuissance.

En buvant un coup [mes tripes] vendredi avec Buddy je lui explique comment je réfléchis, réfléchis, réfléchis. La tristesse est ce qui me gagne de toutes parts ces derniers temps, mais je refuse que l'impuissance me gagne autant. 
Je lui demande : est-ce qu'il est possible d'adopter une personne âgée ? Je vois plein de personnes autour de moi vouloir un enfant (« du neuf », un bébé), ce qui est un désir questionné en moi vu comme les gosses m'oxygènent, mais il y a quelque chose de bien plus fort, de plus urgent lorsque je réfléchis au-delà de mon envie égocentrée. Dit rapidement : avant de vouloir créer une nouvelle vie humaine, se préoccuper de celles qui survivent niées. Non pas « sauver le monde », mais me responsabiliser du petit monde alentour ; du « être là » avant de créer un nouvel être.

Le rapport à l'institutionnalisation a toujours été central dans ma réflexion parce qu'intime à mon histoire, et à perpétuité. « Intime  » : l'enfermement entraîne une destruction de l'intime, annihile tout éros de vie (sauf le lien amoureux, tenant au travers des murs). Il y a cette histoire que lorsque j'ai été institutionnalisé à Paris à mes 7 ans j'ai fait une impressionnante dépression infantile, à tel point que le directeur au bout d'un an et demi a appelé mes parents pour leur demander de me retirer de l'institution, qu'il n'avait jamais vu un gamin autant insupporter la '''vie''' institutionnelle. Pourtant retourner dans ma famille c'était d'une puissante prison ouverte, mais pour que les années à venir soient consacrées à agencer une échappée.
Mon parcours autonome - l'échappée - a continuellement pensé aux individu-e-s enfermées. Mes axes de travail & militance ont concerné la psychiatrie, la désinstitutionnalisation handie, les centres de rétention pour immigré-e-s, cette maison de retraite, les milieux carcéraux, hospitaliers et de '''soins''', autant que les lieux de formation à ces institutions. Je réalise n'avoir jamais pu me sentir en paix, du moins naïvement « libre », en sachant que dans les mêmes villes d'où je vis il y a divers enfermements autorisés, efficaces, et proprement invisibilisés. C'est parce que je suis une exception à la règle (tétraplégico-autiste, hautes dépendances phy + troubles psy, pourtant autonome en appartements et en plusieurs villes depuis une douzaine d'années avec le minimum de dépendances institutionnelles) qu'il est impossible que j'oublie la règle, ni même l'amnésier.
Alors avec Buddy on observe ce soir là. La dizaine d'années que l'un-e comme l'autre travaillons dans / contre / avec / auprès d'institutions, et que toutes ces prépositions s'avèrent des boules de flipper absurdes, kafkaïennes, quoi qu'il en soit obligées à la ferraille institutionnelle qu'est le flipper. Que nous en sommes laminé-e-s, mais sans que nos éthiques ne se soient déchues. Je lui parle de Deligny, d'Howard Buten, du lieu de la Devinière, de Tosquelles, nous nous rappelons du choc commun il y a quelques années du travail de la québécoise Nicole Poirier... On échafaude : ne pas redevenir institution à maximum de « placements » mais se créer lieu de vie pour quelques individu-e-s à « diagnostics » mixtes, faire présence à la quotidienneté banale, récupérer du vivant. Évidemment nous soufflons plusieurs « mais c'est impossible, nous ne sommes plus dans les années 70, puis financièrement, puis trouver un lieu habitable, puis viendront les contrôles de l'A#R#S... ». Évidemment. Mais une autre évidence : nous ne nous suffisons pas de nos conforts de trente-cinquenaires, et pondre un enfant paraît émouvant mais moins prépondérant qu'inviter à vivre des personnes dont on empêche présentement la fonction vivante.
Nous évoquons d'autres allié-e-s, travailleurs-créateurs sociaux inclassables (ou migraines pour Pôle Emploi). Un musicothérapeute psychiatrique, une médecin poète, un équithérapeute aspie, quelques assistant-e-s de vie magiques, une danseuse somatocosmique, deux charpentières de l'âme (spécialités récup' et cithare), une Duchesse gériatrique, un aide-soignant extraorbipolaire, une radiesthésiste TED, quelques vidéastes et photographes du sensible, et des collègues de collègues. Ricochets d'allié-e-s. 

Mme S., frêle bientôt centenaire, durant une éclaircie langagière me dit l'autre fois :
- j'ai envie de sortir faire la folle...
- Alors dans ce cas-là je vous accompagne faire aussi le fou.
- C'est vrai ? Vous feriez cela ?!
- Et comment ! Vu que nous le sommes déjà, de toute façon.
- Nous sommes bien ainsi, fous.
- [sourire] ...
- Par contre vous savez si nous sortons comme ça on va nous détester, je vous préviens...
- Je le sais, je le sais. Mais je n'en suis pas inquiet. Sortons alors ? Nous pourrions rencontrer d'autres appréciables folles et fous, j'en suis sûr.
- [rigole] Vous êtes vraiment fou.
- Je vous retourne le compliment.

Samedi je décide d'outrepasser le cadre du boulot et d'aller voir Mme S. sur mon temps personnel.
C'est dès que j'arrive devant le service que je vois Mme S. : elle est contre le mur-vitre et le frappe avec ses bras. La scène me tétanise, et des larmes aux yeux montent. C'est l'infirmier qui ouvre la porte à code, « ah bah si vous venez pour Mme S. elle va être très contente, elle n'arrête pas de demander de sortir ! »... évidemment qu'elle demande de sortir (s'enfuir) puisqu'elle est tout simplement enfermée. La porte ouverte Mme S. vient vers moi hagarde, le blouse-blanche me regarde inquiet-suspicieux, « euh du coup vous la gérez, elle reste avec vous hein ? »
Je passe une heure avec Mme S., sans impératifs professionnels. Elle déblatère, elle taquine, elle parle, elle rigole, elle questionne, elle angoisse, elle écoute, elle s'égare, elle désire, elle rouspète, elle oublie, elle se moque, elle fatigue, elle remercie. Je la regarde vivre de tout ce qui lui est permis dans ce lieu minimum, je regarde ses vieilles dents les trois fois où elle éclate de rire, je regarde ce geste voluptueux qu'elle a de se recoiffer au-dessus de l'oreille alors qu'il n'y a presque plus de cheveux.
Une dizaine de minutes avant de partir je lui explique le plus doucement mais clairement possible qu'elle ne pourra pas sortir avec moi désormais, que je vais lui dire au revoir à la porte mais que je passerai seul cette porte. Elle me dit comprendre, et souhaiter m'accompagner jusqu'à la sortie du service. Juste après que la porte se soit refermée derrière moi je l'entends se mettre à frapper la vitre et crier que je la fasse sortir. Je suis incapable de me retourner, de nouveau tétanisé ventre-coeur-esprit. Je passe la deuxième porte d'où elle ne peut plus me voir, je l'entends toujours frapper la vitre, je me mets à respirer serré et en sueur comme si j'asphyxiais. Je reste longtemps à calmer ma respiration derrière cette porte autant que l'écouter frapper et crier, puis ne plus crier, moins frapper, ne plus frapper. 

Il va falloir ouvrir des murs.



lundi 9 juin 2014

Melting-p_v_otes.


« Ceux qui portent le négatif ne savent pas ce qu'ils font : ils prennent l'ombre pour la réalité, ils nourrissent les fantômes, ils coupent la conséquence des prémisses, ils donnent à l'épiphénomène la valeur du phénomène et de l'essence.
La représentation laisse échapper le monde affirmé de la différence. La représentation n'a qu'un seul centre, une perspective unique et fuyante, par là même une fausse profondeur ; elle médiatise tout, mais ne mobilise et ne meut rien. Le mouvement pour son compte implique une pluralité de centres, une superposition de perspectives, un enchevêtrement de points de vue, une coexistence de moments qui déforment essentiellement la représentation [...]. 
C'est dans la différence que le phénomène fulgure, s'explique comme signe, et que le mouvement se produit comme « effet ». Le monde intense des différences, où les qualités trouvent leur raison et le sensible, son être, est précisément l'objet d'un empirisme supérieur. Cet empirisme nous apprend une étrange « raison », le multiple et le chaos de la différence (les distributions nomades, les anarchies couronnées). [...] Le monde n'est ni fini ni infini, comme dans la représentation : il est achevé et illimité. L'éternel retour est l'illimité de l'achevé lui-même, l'être univoque qui se dit de la différence. Dans l'éternel retour la chao-errance s'oppose à la cohérence de la représentation ; elle exclut la cohérence d'un sujet qui se représente comme un objet représenté. [...] »


Gilles Deleuze
"Différence et répétition" - La différence en elle-même
PUF, 1968
extrait salement tronqué entre les pages 78 à 80
que je lis et relis




Ce qu'il dit à 15:12.




 


Badiou est du genre un peu trop partout (multimédiasque), mais les quelques fois où il blablate brièvement sur « l'amour » ça me va, ça me donne envie de lui taper un high-five.






/\



Réflexions perso et express [migraine-faiblard-oxygène] sur le rapport à la dépendance. 
Du moins de ce qui est communément exprimé autour de moi, dans le petit cercle puis dans les grands cercles : la peur de la soi-disant dépendance amoureuse.

N'ai quasi entendu que de la bouche de personnes valides cette crainte à déconstruire de toute sa sueur existentielle, cette redoutable situation annonçant du Titanic. Peut-être parce que le Titanic n'était pas accessible aux handi-e-s. De cet axe de réflexion, constatation : grande majorité des valides [échantillon de 90 % de mon entourage divers en bientôt 35 années terrestres] n'expérimentent pas la dépendance quotidienne à d'autres êtres humains, s'en remettre à autrui pour pouvoir agencer les banalités {banalité = vitalité} d'une journée et d'une nuit : se laver, manger, pisser-chier, se mouvoir, se déplacer, travailler, attraper, se gratter, se toucher, respirer, se soulager des douleurs, etc. Le corps des valides est l'armature royale de leur indépendance, d'où est proclamée la dangerosité de la moindre dépendance à quelqu'un-e d'autre, sous-entendant fréquemment une dépendance émotionnelle dans la mesure où une forme de dépendance technico-physique est à peine présagée.
Il y a déjà je crois un foutoir fondamental à focaliser sur la notion d'in/dépendance qui brouille le potentiel protéiforme de la notion d'autonomie, il y a amalgame des deux. L'équation vivante (simplifiée) me concernant est celle-ci :

[ici hautes] dépendances technico-physiques
+
&
recherche et élaborations d'autonomie/s
=
<>
agencements d'interdépendance/s.

L'interdépendance - et autres terminologies similaires - est ce qu'il y a de possible entre la dépendance et l'autonomie, qui ne s'excluent justement pas du tout l'une par rapport à l'autre mais peuvent créer une liaison, un pont entre leur différence structurelle, une innervation coordonnant leurs gestes préconçus comme dissemblables.
Je ne conçois pas d'aimer sans me sentir autonome vis-à-vis de mon-ma partenaire, autant que je ne me sens pas de considérer négativement la part de dépendance qui se crée avec ellui. Ma dépendance amoureuse/émue/sensible est d'autant mieux un point d'appui stimulant (et source de jeux d'équilibre) pour considérer l'autonomie, un point de vue ne m'empêchant ni les émotions ni la circularité des précautions vis-à-vis de moi et vis-à-vis de l'autre. Vouloir faire les choses pour moi-même ne signifie pas constamment par moi-même, et un handicap est en cela un permanent et coriace apprentissage d'humilité, ou bien plutôt d'alchimie : de savoir diluer ce que je veux vivre dans ce que je peux vivre avec qui je p_v_eux le vivre. L'exponentiel déroutant de cet apprentissage révèle que « pouvoir » est minime à « vouloir », que le pouvoir-vivre se fabrique bien plus aisément et amplement à partir du vouloir-vivre ; la déroute elle réside dans la pauvreté du « avec qui je p_v_eux ». Et - débandade - l'ego d'un-e handi-e est cette arène déceptive entre ce qu'il-elle veut d'ellui-même, les frustrations qu'il-elle désagrège en un claquement de paupière, et ce qu'il-elle peut d'avec autrui, constatations de frustrations conglomérées et parfois sédimentées. L'ego qui doit bouffer la poussière frustrante.

[J'égo-poursuis quand même.] Ai souvent l'impression que les valides (# généralisation caca, oui, exemptant des personnes connues d'une époustouflante sensibilité) créent leur propre piège, qui serait peut-être : vouloir sans savoir comment pouvoir, car croire pouvoir de façon plurivoque. Les valides (#) se concentrent sur le fait qu'il y a plusieurs niveaux de capacité, que la capacité est divisible, au sens de compartimentée et hiérarchiquement distribuée. Du coup il y a distribution de ce qui peut et ce qui ne peut pas, avec une petite marge laissée gracieusement à l'expérimentation, à « l'aventure ». 
De façon handie les « capacités » sont tellement chaotiques - chroniques, dégénératives, mé(re)connues - qu'elles sont d'ores et déjà subdivisées, j'entends par là dispersées à tout ce qui est possible, elles n'ont d'organisation que la recherche des possibles plutôt que sa distribution préétablie. La part de l'expérimentation n'est pas ici laissée mais cueillie, cultivée (et probablement univoque).
De façon handie savoir ce que l'on veut c'est a/voir le goût, les goûts, de ce que l'on peut. Et 'pouvoir' c'est justement goûter, y compris goûter depuis les pièges-enfermements que la normovie appareille, machinise, goûter clandestinement s'il le faut (donc souvent). C'est-à-dire apprendre - « apprendre » se diffère ici aussi de « prendre » - à pouvoir presque n'importe quand, n'importe où, dès que ça m'importe, dès que ça t'importe, alors dès que ça nous apporte. « Nous » là est en ricochets, des deux premiers éléments-individus qui, suivant le déploiement de leur attirance, peuvent faire rebondir le possible aux éléments alentour.

La dépendance à quelqu'un-e d'aimé-e n'est certainement pas d'un goût amer pour moi. C'est une sorte de synergie, comme tant d'autres indispensables à ma quotidienneté. 
Je ne dis pas que toutes ces interdépendances sont évidentes, mais ce qui est évident est leur potentiel, leurs réalisations, leur puissance combinée qui ne se révèle pas une charge sur quelqu'un-e mais, j'ose dire, une décharge de l'indépendance, de son caractère d'une toute-puissance peu sexy. À mon goût, hein.


samedi 7 juin 2014

Asthénosphère.


Le Prince avait dit qu'être ému-e de quelqu'un-e c'est ressentir un océan dans le ventre lorsqu'on pense à la personne.
J'ai presque immédiatement ressenti Izlé comme l'eau qui entoure une île, avec ce rapport insulaire que j'aime tant (équilibre / aqualibre), d'où le sol devient bien moins prépondérant que les eaux, qu'il a intérêt à savoir se faire plus aquatique que [terre] ferme. Et les premiers instants en la présence « physique » d'Izlé - voix, regard, gestes, poul - ont vraiment été le début d'une multitude de sensations de flottements, Izlé a une mobilité ondulatoire, une agilité de vagues qui fluidifie l'environnement. 
Ce n'est pas du poétique, c'est de l'immersif.

Ce matin en me levant j'entends à la radio "The Crystal Ship" des Doors et, sans pouvoir raisonner quoi que ce soit, d'immenses volumes d'eau se déversent en mon thorax, en mon ventre. Juste quelques secondes musicales - à peine identifiées - et c'est comme si l'univers me tirait sa chasse d'eau de milliards de mètres cubes d'émotion océanique dans le corps.
Irrépressible. La musique fait partie de mes plus fulgurantes émotions et cette fulgurance fuse aussitôt vers Izlé, qui n'en sait rien, alors qu'au moment même il semble jaillir de mon torse un filament qui s'élance jusque vers elle bien plus vif que le temps et l'espace.
Ce n'est pas du poétique, c'est de la propagation.

Ce qui n'avance à rien. Ce qui n'avance pas peut se poser. 
Pose / prose.
Aphone. Je ramasse en agrégats caniculaires combien je blesse Izlé avec les mots, combien mon ego est cette speakerin qui bégaye du pétrole, alors que ma voix-off est du liquide chaud et organique. Il y a tellement de choses que je n'ai pas su lui dire, parce que je croyais au temps îlien, tout comme je voudrais savoir lui dire plein de choses au-delà de l'engloutissement insulaire et de la marée noire qui se répand au sang.
Flaque. 
/ Pause. Je lis ce soir des poèmes de Ghérasim Luca et. / Peause. Ça jaillit encore, comme ce matin, comme aujourd'hier, en une direction puissante. En océan.


jeudi 5 juin 2014

Suffisances biliaires. (Mots serpillières.)


n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
n'être pas assez
leitmotiv d'oreille interne à chaque pas que je marche dans cette ville, le pas enfoncé un peu plus profond que d'ordinaire, voulant atteindre ce qu'il y a juste un peu en dessous du bitume, ce qu'il y a légèrement en dessous de la surface des choses, ce qu'il y a subrepticement en dessous de ce que je parcours chaque jour en superficialité d'asphalte, de mes empreintes d'échecs, de mon allure existentielle mobile qui n'est pas assez.
Les pas « que je marche » plus que marcher, comme si la tête est déjà démembrée, elle longe sous le bitume, entraînant mon corps de faux-semblants à la vue des passant-e-s. (Sans apercevoir-entendre Nège à deux reprises qui m'alpague dans la rue, s'étonnant qu'ai l'air « complètement ailleurs ».)

23:30 est le plus opaque du brouillard. 
Izlé m'y manque comme une passerelle entre le jour et la nuit, un trou dans l'espace-temps, un geste qui s'effrite sans résidus externes. Sentiment de gâchis atmosphérique. J'en fais n'importe quoi, l'oxygène s'absurde lui-même. Il y a une fille croisée un soir qui me dit - comme les gens ne savent dire que la nuit - qu'elle se sent « très intriguée » par moi, à ces paroles trop connues je vois de l'absinthe qui dégueule de ses lèvres, je perçois sa personne comme un épouvantail qui ne dure qu'une saison, j'entends ses mots comme fabriquant un grand toboggan fuyant. Elle ne voit pas que j'enfonce mes mains sous le bitume comme on les glisserait inquiet dans les poches, que sa moindre attirance assure un abandon ; je réalise devant elle m'être tant rendu disponible aux abandons (s'abandonner à l'autre pour qu'il-elle abandonne l'âme en courants d'air) qu'il n'est plus possible d'en rencontrer encore. Que "Le moindre geste" serait de me réaliser « inéluctable et irrécupérable » en l'absence de confiance envers quiconque.

Je ne recherche plus le sommeil avant 4:00, c'est une manoeuvre d'esquive de l'humanité en journée.
Y être inapte, à l'humanité, ne pas parvenir à être une présence diluante aux douleurs qui étranglent les êtres aimés, ne pas non plus s'accommoder de l'éphémère parsemé. Ne plus trouver le sens de donner des bribes vivantes à des bribes humaines au jour le jour, avoir l'impression de multiplier les pièces d'un puzzle sans jamais commencer à l'assembler.

Ai relu la correspondance précieuse eue en 2009 avec l'ancien voisin parisien de pallier et ami de Deleuze, un écrivain d'une actuelle quarantaine d'années, ses éloges envers ma personne (estimant qu'il y avait une vitalité en moi d'une rare finesse, attention et créativité « invitante » ----- chimère ne pouvant être assez ----- , l'attirant ouvertement) et sa sensibilité cultivée et humble, conjuguaient une érotique-de-vie à laquelle je n'ai pourtant pas donné suite, à l'époque de ce radical scepticisme à m'ouvrir à quiconque de troublant, l'intérieur déjà trop nécrosé du passé. Je repense souvent à lui comme un regret doux, il a été une des rares personnes que j'ai connue être mieux que moi déterminé à vivre aussi doucement que pleinement. Il y a 2 ans il m'informait non sans clin d'oeil avoir emménagé amoureux avec un jeune homme Asperger, je me suis senti aussi con qu'heureux pour lui.
Il disait que son amitié avec Deleuze lui avait conséquemment appris. Évidemment. Dans une de ses lettres ses mots anachroniques décrivent les parcours actuels de mes insomnuits, la sculpture du brouillard : « Comprendre ce qu'est un agencement (et quel est le sien), un territoire (mon territoire, ton territoire, l'éventualité d'un territoire commun avec des zones ouvertes, d'autres fermées, des entrées, des sorties, des droits de passages, des sens interdits...) ». Un ami me dit ces jours-ci « te connaissant tu dois en être à des dizaines et dizaines d'élaborations, tu ne dois cesser de réfléchir aux pourquoi et aux comment... », oui. 
Néanmoins.
J'ai déshabillé cent fois mon ego (je le déteste, même nu il s'affuble), changé maintes fois la couleur de mon sang, remis en question chaque question elle-même. Actes mutiques, erratiques [--> presque faux homonyme d' "érotique"]. Mais j'éceuille trop d'incompréhension/s, que j'évite au maximum de charrier de jugements vaseux. Ce fut la conclusion de la CoPilot : il va falloir faire avec l'incompréhensible. Elle a semblé le dire triste, je l'ai reçu éteint.



*


==> Scène psychosomatique considérée du meilleur tragi-comique de la semaine.

La CoPilot, à une trentaine de minutes :
- Et de tout cela vous vous sentez comment, émotivement plutôt qu'intellectuellement ?
- Je... j'ai... envie de vomir...
- Hmm, vous voulez dire que vous ressentez du dégoût ? Que vous... [scrute] Vous n'avez pas l'air d'aller... ah mais vous voulez vraiment vomir ! [court dans la salle d'attente chercher l'ADV]


Autre catégorie tragi-comédienne : https://twitter.com/Celinextenso/status/473913284840943616. (Tiens, y'a du pote mort en photo.)