dimanche 31 janvier 2016

Pénurie magnétique.



Morton Feldman, "For Philip Guston", 1984

 
« L'artiste oublie son engagement dans la transmission d'informations à d'autres humains, laissant l'objet absorber son engagement. Cette absorption typiquement humaine de l'intérêt existentiel par l'objet, cette morale du travail menace (sic!) non pas d'établir des moyens de communication par le truchement d'objets, mais au contraire d'ériger des barrières de communication entre les êtres humains. C'est au fond l'erreur ridicule sur laquelle repose l'art humain et qui apparaît clairement au point de vue vampyrotheutique.
On peut voir chez lui [le vampyroteuthis infernalis] à quoi ressemble un art qui ne tombe pas dans la même erreur, qui ne s'enferre pas dans des résistances objectales - soit un art intersubjectif et immatériel. Cet art ne produit donc pas des mémoires artificielles (oeuvres d'art), mais fait passer les informations immédiatement aux cerveaux de ses congénères pour y être enregistrées. En somme, la différence entre notre art et celui du vampyroteuthis est la suivante : là où il nous faut lutter contre la perfidie de la matière, lui lutte contre la perfidie de ses congénères. Ainsi, les artistes vampyrotheutiques sculptent le cerveau des récepteurs comme nos artistes sculptent le marbre. Leur art n'est pas objectif, mais intersubjectif : il cherche l'immortalité non pas dans les oeuvres, mais dans la mémoire d'autrui.
La stratégie de l'art vampyrotheutique, à l'instar de sa peinture sur peau, peut être dépeinte de la manière suivante : quand il éprouve quelque chose de nouveau, il cherche à stocker cette nouveauté dans sa mémoire, c'est-à-dire à lui attribuer une place parmi les informations déjà stockées. Constatant que la nouveauté ne se laisse pas classer, qu'elle n'y trouve pas de place, il lui faut réorganiser sa mémoire afin d'adapter cette dernière à la nouveauté. Sa mémoire, ébranlée par la nouveauté, doit la traiter (ce que nous, humains, nommons « activité créatrice »). Cet ébranlement créatif traverse son organisme, le saisit, et les chromatophores se contractent à la surface de sa peau pour sécréter des pigments. Il éprouve au même instant un orgasme artistique lors duquel l'éjaculation chromatique est encodée à même sa peau dans un langage vampyrotheutique. Cela ne manque pas d'intriguer le partenaire sexuel et l'amène à copuler. La copulation se charge en discussions au cours de laquelle la nouveauté pénètre la mémoire du partenaire pour y être stockée. [...] »


Vampyroteuthis infernalis
p.60-61
de Vilém Flusser et Louis Bec, éd. Zones sensibles, 2015