mercredi 26 mars 2014

Mme S_ublime.


Un peu préoccupé hier de retourner travailler avec Mme S. du fait de ne pas l'avoir vue depuis deux semaines de par mes absences, sachant que pour sa mémoire éphémère 15 jours valent 15 siècles d'oubli.
Ce fut pourtant le (premier) plus beau moment de ma journée.

J'étais en retard chez Mme S. à cause de trop de travail avant celui de la maison de retraite, nous n'avons eu qu'une trentaine de minutes ensemble mais, en effet, ce sont des minutes qui valent des siècles. 
Lorsque je frappe à la chambre de Mme S. c'est une petite voix à peine audible qui invite à entrer, je la découvre toujours allongée habillée dans son lit, un fin plaid sur ses maigres belles jambes, la chambre dans la pénombre des volets aux deux-tiers fermés, une odeur trop âpre pour moi mais que j'apprends à aimer. Cette fois-ci je lui explique embêté qu'à cause de mon retard nous n'allons pas avoir le temps d'installer le matériel pour écouter de la musique ensemble, alors elle interroge « mais comment ça écouter de la musique ensemble ? ». Je souris, de ce moment qui me rassure presque désormais, de Mme S. qui est à vrai dire elle-même, qui fait toujours d'une rencontre comme si c'était la première fois. Pourtant son regard est de moins en moins interrogateur (jadis inquiet) à vouloir savoir qui je suis, et ce sera un nouvel étonnement souriant lorsque lui expliquant doucement une énième fois que depuis 2 mois nous passons une heure hebdomadaire à écouter de la musique classique elle me répond encore plus douce : « ça voyez-vous je ne m'en rappelle pas, par contre je suis persuadé de vous connaître depuis bien plus de 2 mois, je le ressens que je vous connais depuis très longtemps ». Je lui demande si 2 mois ne constituent pas déjà un certain « longtemps », elle s'esclaffe que ce n'est rien 2 mois comparés à ce dont elle est persuadée de me connaître depuis nettement plus longtemps...

Elle est de moins en moins agitée lors de ma présence, ce sera la première fois où elle reste assise dans son lit - plutôt que de chercher ses plus beaux vêtements pour que nous allions « faire la fête dehors » - et que je m'assois à côté d'elle, nous discutons tranquillement depuis ce moment où je suis entré sachant qu'elle somnolait car sa mémoire ne la lie plus assez à la réalité, mais dont elle a toujours honte me rétorquant généralement qu'elle ne faisait « absolument pas une sieste ». Cette fois-ci je lui dis gentiment narquois « vous méditiez, c'est cela ? », elle rigole « voilà, disons que je méditais... il y a tout à méditer, vous savez bien. »

Avec Mme S. il y a toujours joyeux imbroglio entre le moment trésor [momentrésor] qu'elle déploie et qui se brouille dans sa mémoire fugace. Hier elle dit :
- la musique c'est immortalisable.
- C'est très joli ce que vous dites...
- Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Que la musique est « immortalisable ».
- Mais c'est pas moi qui ai dit cela, c'est vous qui venez de le dire !
- Ahah, j'aurais bien aimé, mais ce n'est pas de moi, c'est ce que vous venez de me dire il y a quelques secondes.
- Vous en êtes sûr ?
- Absolument, c'était d'une pleine beauté.
- Ah bon, j'en suis donc capable...
- Très fréquemment. Vous dites toujours de très belles choses.
- C'est gentil. Je ne m'en rappelle pas.
- Je sais. Mais sachez au moins que je m'en rappelle parce que c'est beau, ça ne s'oublie pas ce qui est beau.
- C'est vrai. Tout de même je pense que vous confondez ce que vous dites vous-même avec ce que vous m'attribuez ensuite.
- [large sourire] Quoi qu'il en soit si la musique est « immortalisable », j'ai une idée : la semaine prochaine voulez-vous que nous allions jusqu'au piano du rez-de-chaussée et que vous me jouiez des morceaux ?
Elle s'est illuminée, d'un ému déguisé en énergique « volontiers ! ».

Après notre session je retourne au bureau où ma responsable me dit enjouée qu'elle ainsi que l'infirmière en chef du service de Mme S. aimeraient que je rédige une synthèse sur « ce qu'il se passe » avec elle, car apparemment passer du temps avec Mme S. est considéré par le personnel comme une prouesse. Étonnant de devoir rédiger une synthèse prosaïque là où ce devrait être du poème.



*


Puis il y aura Mme R., chez qui je vais déposer ses mails imprimés, la découvrant les cheveux en pétard (d'ordinaire soigneusement mise-en-plis telle une sculpture de neige) du fait d'une plaie à la tête d'une quinzaine de points de suture d'une nouvelle chute lors de la marche, chutes de plus en plus répétitives et fracassantes, mais elle ce jour étonnamment hilare en sa totale conscience, fortement joyeuse me voyant.
J'en profite pour lui glisser qu'il va peut-être être temps de passer au fauteuil manuel, voilà des mois que nous évoquons lentement la question, que je lui mentionne qu'elle aura mieux à y gagner en autonomie plutôt que ses hypothétiques pas de geisha... Elle s'amuse à faire la moue, tâtant ses biceps et disant « mais là ici je n'aurais jamais la force de pousser le fauteuil », alors moi en lui indiquant son cerveau de lui répondre « sauf qu'ici vous allez avoir intérêt à la distribuer la force jusqu'à vos biceps tout à fait corrects ! » Elle sourit amplement, avec son air faussement renfrogné.
Mme R. ressemblait aujourd'hui à une punk sous LSD.


vendredi 21 mars 2014

Promenaux.


































)))     le Mékong autoroutier depuis la fenêtre de la chambre d'hôtel et elle devant encore plus lumineuse qu'une nuit, depuis un calme sombre sacré      je la photographie mentalement, comme on allume une bougie     (((































Promenal.


les jours s'incessent à étirer des itinéraires urbains comme des élastiques qui prétendent ne surtout refaire aucune histoire directionnelle mais juste tendre les rues d'un arrêt de transports en commun à un autre arrêt d'où rien ne s'arrête mis à part la tentative de garder l'équilibre de la tension aux arrêts piétons
alors qu'il est juste souhaité marcher des erres sans lignes
car les lignes sont rarement spatiales mis à part leur architecture
les lignes sont spectrales
comme la récente lumière solaire sur le bitume qui se répercute immédiatement dans une sensation osseuse, je perçois de l'os en dehors des miens, des tiens, si ce n'est que ceux du bitume ensoleillé sont à tout le monde, ils sont denses et aérés
autant que le vent de presque printemps dans les branches est une étoffe se situant sous la peau dont tu peux percevoir l'odeur du mouvement à chaque bruissement contre les bois, entre les feuilles, jusqu'à tes narines épidermiques, poreuses elles aussi
tout s'adjoint afin que rien ne se trace dans les matières ni les contextes mais dans les contacts que je me laisse libre en tant que passant urbain, en tant que me laissant passer par ces itinéraires urbains qui ne tissent rien de certain mais tout d'élastique

.C'est infini.

Le prof me demande d'essayer d'abandonner un instant mon objectif macro pour travailler avec le grand-angle. Izlé me demande d'essayer du regard périphérique. Je souris, ne sachant pas sur l'instant comment leur dire que les zones visuelles qui me happent ne sont pas resserrées mais épicentrées. 
Que ma constitution fait apparemment que je capte les éveils des promenades tangibles. Question de désorientations consenties, de créer des sections fluides. De pénétrer les couleurs par leur matière, les matières par leur mouvement, les mouvements par leur silence, les silences par leur rire, les rires par leur palpation, les palpations par leur sonorité, les sonorités par leur équilibre, les équilibres par leur senteur, les senteurs par leur visibilité ; dont tout sera toujours vibrant.







Anna Paola Guerra



mardi 11 mars 2014

Volume(s).


}} écrit avec beaucoup de marche
et la sublime récente découverte de Vincent Courtois {{


quelque chose se meut quelque chose s'amplifie
un nouveau volume a pris place parmi les autres volumes
entre des jours entre des peurs (l'autonomie quotidienne vacillante perpétuant la menace de l'institutionnalisation, perdre le dialogue avec Izlé, se rapprocher du rendez-vous de pneumologie)
ayant oublié encore une fois que les peurs sont de fulgurants déclencheurs de clarté si celles-ci sont honnêtement considérées, écoutées, conscientisées

il y a quelque chose de typiquement pulmonaire, respiratoire, là-dedans 
:
à mesure des dernières peurs je me suis concentré à respirer, à sentir profondément ce thorax d'où beaucoup est questionné et stress-stocké
les peurs seraient comme une mauvaise inspir d'où l'on entraîne en réalité une expir fébrile, et lorsqu'on effectue une expir il y a comme une inspir qui s'y bouscule
une respiration à direction opposée
là où il y a eu le déclenchement d'apposer plutôt que d'opposer
:
trouver l'inspir avec le support de l'expir, et vice-versa, c'est-à-dire accepter que l'angoisse précipite les deux et, plutôt que de vouloir forcer une séparation, chercher en quoi elles peuvent s'apposer, se permettre quelque chose l'une à côté de l'autre, l'une en équilibre de l'autre, l'une en appui de l'autre
alors la respiration s'est amplifiée
créant entre l'inspir et l'expir un nouveau volume

volume densément vivant
volume qu'aucun/e chiffre/statistique d'EFR ne pourra déceler car il se situe dans un nouvel interstice
des interstices qui ouvrent d'autres interstices
comme si j'avais une nouvelle poutre dans le thorax, consolidant de l'aération, soutenant la musculature, rendant les tissus boisés
descriptions pouvant paraître fantasques, alors que

...



*


sa mère avait dit que les derniers mois avant qu'il meurt, ceux de notre rencontre (deux ados handis s'étant amourachés un peu comme ça sans jamais se l'être dit), avaient été assurément les plus heureux de sa vie, que ses proches ne l'avaient jamais vu autant sourire et paraître léger
« il riait depuis Charles, il est mort heureux »
la plus belle chose entendue dans ma vie
pourtant personne n'a jamais dit que dans les 2 ou 3 derniers mois je le lâchais Frédo, je n'arrivais plus à entendre ce qu'il ressentait de frustrant de son handicap, son impossibilité de normalité, comme le vélo de course qu'il aimait tant et voulait faire comme ses frangins
Frédo j'avais déjà tellement de force en moi, tellement l'envie de vivre sans m'arrêter aux impossibles, je me disais qu'il fallait que tu les éprouves par toi-même ces impossibles qui t'obsédaient, pour saisir leurs alternatives, la force de vie qu'ils recèlent, que je ne pouvais pas t'accompagner là-dedans, je ne suis pas fait pour cela...
j'avais déjà déserté lorsque tu es mort, ta mère a dit que tu étais heureux, moi j'ai le sentiment de t'avoir laissé dans un désert
j'en ai parcouru plein des déserts depuis toi (je t'ai toujours retrouvé dans ces déserts, tu es comme un scarabée avec tes cheveux brillants très noirs et tes yeux d'un profond silence), il se peut même que j'ai appris à les aimer, je ne veux plus y retourner mais j'ai beaucoup de gratitude envers leurs apprentissages arides
mais je te retrouve de mieux en mieux en dehors des déserts, dans toutes les zones de vie que je déploie en me disant fréquemment que j'aurais voulu que tu vois comme il est possible de vivre, comme il est possible de vibrer à partir de tout ce que tu possédais déjà en toi
je ne sais pas quel deal tu as passé avec la maladie, Frédo, je ne sais pas qu'est-ce que tu as foutu de partir si tôt, des fois je ne peux m'empêcher de maudire que tu te sois pourri de validisme... tu vois comme je suis dur, tu vois pourquoi je me suis barré pour ne pas être le bâtard à te dire tout cela
je suis pourtant resté bâtard
mais je vis Frédo, je vis au-delà de tout ce que tu aurais pu espérer, je vis en te l'hurlant au fond de moi si souvent ; parfois j'ai l'impression de ceci : je vis autant que tu es mort, je vis à mesure de ce que tu es mort m'a impacté
c'est cela qui te faisait sourire, n'est-ce pas, que je sache autant vivre
peut-être que tu en souris toujours
et peut-être que tu n'es pas prêt d'arrêter de sourire
parce que je ne suis pas prêt d'arrêter de vivre, tu sais
il y a quelque chose d'incandescent en moi, j'en suis le premier étonné
il y a quelque chose qui ne s'éteint pas, qui ne s'enflamme pas non plus, mais qui se diffuse, comme lorsque tu poses des bougies dans chaque nouveau recoin sombre que tu découvres, et alors par la flamme (douce) de la bougie tu te rends compte que le coin dispose d'une architecture dont tu peux trouver de nouvelles postures et de nouvelles orientations
je vis de plus en plus
autant que je voudrais que tu le ressentes
possible

lundi 3 mars 2014

Matérialités profondes.


Je suis en avance dans le café, j'attends la collègue et le journaleux pour notre rendez-vous. Je commande déjà car n'ai aucune bienséance.

Placé devant une grande baie vitrée je vois l'ouvrier dehors qui, debout dans une grande benne à gravats, reçoit toutes les cinq minutes du haut de l'immeuble par un câble motorisé par ses collègues une toute petite benne [exactement une trapézoïdale basculante] dont il vide le contenant une fois arrivée à sa taille, puis renvoie le matériel en hauteur. La grande benne est bleu joliment rouillé, la petite benne est jaune ensablée de plâtre blanc, l'ouvrier a des habits rouge et vert avec un bonnet bleu marine.
La scène me fascine dès la première minute. Cet ouvrier comme avalé par la gigantesque benne, lui engouffré dans les gravats pour en recevoir d'autres du ciel (hors-cadre, pour moi) et les rendre plus nombreux à ses pieds. Ses pieds avec lesquels il pousse les gravats comme pour les ranger, comme pour agencer un amoncellement suivant ses choix particuliers d'une journée imposée à des décombres.
Je regarde son pantalon vert trop large, son bassin vaste, ses cuisses épaisses. Sa carrure massive dans ses habits de chantier bariolés le rendent presque clown. Sauf ses gestes qui n'ont aucune maladresse humoristique, ils sont même superbes, alternance de force et de précision. Lorsqu'il accueille la petite benne doucement pour ne pas la faire frapper à la vitre de l'établissement contre lequel la grande benne est parquée, il guide la petite benne lentement jusqu'à son bassin par une poignée, puis à ce moment il a ce geste encore plus délicat de dégoupiller la fonction de bascule, pour qu'enfin ce soit toute sa force qui soulève le caisson afin de faire tomber les gravats qui le remplissent. Je l'observe plusieurs fois succéder ces trois énergies gestuelles, stabilisation, finesse, puissance ; à chercher son équilibre sur un sol de déblais qu'il restructure au fur et à mesure.
Je ne sais pas combien d'heures il va répéter cela, je le vois le faire sous un grand soleil, sous une averse, sous une éclaircie. Ce gars je le trouve évidemment de plus en plus beau, j'aimerais aller avec lui dans la grande benne et lui poser plein de questions sur ce qu'il ressent, sur ce qu'il aime et n'aime pas de ce qu'il effectue.

Je suis absorbé dans les millimètres gestuels de cet ouvrier, comme très souvent lorsque je contemple les mouvements - dont les immobiles - et actions des corps des gens.
De millimètres en millimètres c'en vient à glisser en des pensées vers Izlé. Toujours devant cette baie vitrée soleil/averse/éclaircie, mon esprit~corps me rappelle Izlé allongée dans mon dos et embrassant ma nuque. Un geste autant d'une délicatesse (matières :: moelleux) que d'une profondeur (pression :: ardeur) ayant donné l'impression que je fondais sous ses lèvres, je parle d'une sensation pleinement physique, comme si ses lèvres avaient pénétré sous ma peau. Comme si sa bouche s'incorporait, ou m'incorporait ; la distinction est à peine faisable, il y a quelque chose à son contact d'une transformation moléculaire. D'un devenir animal qui se combine avec un devenir végétal, du rhizome grimpant. Non pas une fusion mais une inter-pénétration.

L'immersion d'un lac de gravats. D'une benne comme une chambre charnelle. Les gestes d'un ouvrier comme les accueils minutieux d'Izlé. L'intelligence de l'enchaînement soleil/averse/éclaircie à même des peaux. Le hors-cadre, le hors-champ, le devant de la rencontre, le dedans de l'ouverture. Le plâtre, la sueur. Le rouillé, le mouillé.

Personne n'arrive au rendez-vous, l'horaire est dépassé d'une trentaine de minutes. J'appelle la collègue : elle est désolée, elle a oublié de me prévenir que le rendez-vous avait été annulé (je déteste toujours les journalistes)

Peu m'importe, j'ai adoré tout ce que j'ai vu et ressenti ; et écrivant ce texte dans ma tête.
J'avale mon déca, je sors. 

L'ouvrier vide une nouvelle fois sa petite benne.










samedi 1 mars 2014

Dépenser 398.









Épluchures sociales.


Des recrutements et entretiens d'embauche d'assistant-e-s, en veux-tu en voilà... de toutes façons si tu n'en veux pas il y en aura toute ta vie. Dernièrement 2 à 5 par semaine, par-dessus le boulot, par-dessus la vie perso, par-dessus le ciboulot.

Postulant 1 (belle chemise-veste) : En fait j'ai regardé pas mal sur Internet vos travaux, vos articles, vos entretiens radio, les interventions publiques que vous donnez, alors voilà je suis venu, j'avais envie de vous connaître.
Charles : Euh... et le poste pour lequel vous venez postuler ?
Postulant 1 : Bah je me dis que ça m'intéresse ce travail pour vous suivre aux radios et dans toutes ces conférences, ça me plaît !
Charles : Hmm, sauf que vous savez votre travail sera de me lever, m'emmener aux toilettes, me doucher, m'habiller, préparer mes documents, m'aider à prendre le bus pour aller à ces rendez-vous professionnels, mais qu'ensuite je ne partage pas mon travail avec mes assistant-e-s. Vous agencez la technicité de mon autonomie mais vous ne vivez pas ma vie, ni professionnelle ni personnelle.
Postulant 1 : Ah... [tête avec brutale désillusion de type syndrome de l'inexistence du Père Noël.]

Tendance similaire,

Charles, à la moitié de l'entretien : Est-ce que vous avez des questions ?
Postulant 2 : Oui... Enfin surtout vous dire que j'ai vu que vous aviez fait un film sur le handicap et la sexualité...
[Charles : On dit « leS handicapS et leS sexualitéS...]
Postulant 2 : ... et que je trouve cela super.
Charles : Ah. Ce n'est pas mon film, je ne suis qu'intervenant, c'est le film d'une réalisatrice. Mais nous ne sommes pas là pour discuter de mon travail, mais du poste pour lequel vous postulez.
Postulant 2 : En fait je suis content de vous rencontrer. Je me demandais qui vous étiez, et alors donc [scrute allègrement toute ma pièce] c'est dans cet univers-là que vous vivez, d'accord... J'ai lu aussi que vous avez des problèmes avec la SNCF ?
[Charles : OMFG.]

Le classique validiste-à-sensation,

Charles : Avez-vous des questions quant au travail ?
Postulante 3 : Oui. Je voudrais savoir comment... comment ça s'passe pour les choses intimes ?
Charles : ... ?
Postulante 3 : ...
Charles : « Les choses intimes » ?
Postulante 3 : oui, les choses intimes...
Charles : D'a---ccord... Donc : pisser, chier, se doucher et toutes ces « choses » qui sont la majorité de votre travail, c'est cela ?
Postulante 3, un peu décomposée : ... oui.
Charles : ... Mais que voulez-vous savoir au juste sur ces « choses » ?
Postulante 3, parlant chewing-gum : Baaahh comment ça s'passe avec vous, j'veux dire... vous vous douchez, vous allez aux toilettes ?
Charles : Euh oui, je suis basiquement humain vous savez. Il y a juste la technicité qui diffère un peu à apprendre, mais je vis a priori comme vous, même « intimement ».
Postulante 3 : Ah. Et qui va faire ça ? [« ça » a une certaine tonalité de dégoût]
Charles : [Ahah.] Vous.
Postulante 3 : Ah... [biche avec un regard de soudaine dépression de lamantin.]

L'auto-saboteuse :

Charles : Avez-vous des peurs, des craintes ?
Postulante 4 : Oh bah oui, vous faire tomber. Trop peur !
Charles, voix rassurante [3751ème laïus à ce sujet] : Oui. Ne vous inquiétez pas, nous allons justement vous apprendre en formation tous les gestes pour que cela ne puisse jamais arriver. Et puis moi-même je suis entièrement réactif à vos gestes, je ne me laisse jamais tomber.
Postulante 4 : Bah oui mais quand même... Vous imaginez, [elle mime] je vous ai là dans mes bras et [elle laisse tomber ses bras] poom! vous tombez, [elle regarde le sol] ohlala ce serait horrible.
Charles : ...

Quant à la première étape avant l'entretien, le filtre des candidatures écrites (une dizaine hebdomadaire), faire un concours de l'absurdité est quasi impossible tant il y a de nombreux-ses champion-ne-s. Florilège du frenchy style nounou infantilisante souhaitant performer son BAFA sur l'employeur handi dont elle a envie de « redonner la joie de vivre ».
Mais en dehors des candidat-e-s, mention spéciale à Pôle Emploi qui vient de me transmettre son deuxième candidat handi, un monsieur « RQTH » avec une cardiopathie pas du tout compatible à la dynamique physique requise pour ce poste d'assistant. Leur premier candidat handi était un monsieur aveugle, ce qui m'avait presque tenté par expérimentation d'une adaptation corporelle mutuelle, mais bon l'urgence et l'épuisement des recrutements ne me permettaient pas le luxe d'expérimenter.


Autres joyeusetés du handicap dans un pays arriéré.

Je décroche avant-hier exceptionnellement le téléphone d'un numéro inconnu (statistiques : une fois par trimestre),
le technicien du service prestataire de ma machine respiratoire : Oui M. Xavier, c'est pour venir vous installer une capnie nocturne que le Dr Marâtre [me crispe à son nom] de pneumologie nous demande de vous faire avant votre rendez-vous. On voudrait passer ce soir.
Charles : ... Euh non ce soir n'est pas possible.
Technicien : Mais comment ça ?!
Charles : [oh bordel] Écoutez ça fait 3 ans que je suis dans cette ville à vous demander d'arrêter de considérer qu'une personne handie est entièrement à disposition des services socio-médicaux, que "vie en appartement indépendant" ne signifie pas "hospitalisation à domicile". Non je ne suis pas libre ce soir, vous ne pouvez pas établir des rendez-vous en présageant que je suis perpétuellement disponible.
Technicien : Je ne comprends pas... Vous ne *voulez pas* qu'on vienne chez vous ce soir ?
Charles : Je veux que vous me proposez des dates.
Technicien : [grommelle...] Alors nous viendrons demain.
Charles : Non ! Vous ne « venez » pas, vous proposez ! Je vous montre l'exemple : je regarde mon agenda et peux vous dire que je serai disponible pour la capnie mercredi de la semaine qui vient.
Technicien : Pas avant ?! Ce soir ou demain vous ne voulez vraiment pas ?
Charles, cherchant le bouton de la bombe atomique : Non, dans la mesure où vous ne concevez pas que j'ai une vie professionnelle autant qu'une vie privée. Et que je ne vis pas dans une chambre d'hosto délocalisée. Je ne vais pas me trimbaler à une soirée avec votre électrode reliée à sa machine, autant que je vais moyennement dormir cette nuit-là [expérience de mes ADV débranchant malencontreusement l'électrode en me posturant, devant reconfigurer en pleine nuit l'enregistrement] et qu'il vaut mieux que je ne travaille pas trop le lendemain.
Technicien : ... [grommelle.]

Bon, la bonne nouvelle est que Marâtre a lu le courrier que lui ai envoyé il y a une quinzaine de jours, lui expliquant que je ne souhaitais pas être trucidé pour le bilan gazeux artériel (primordial aux EFR) et que je souhaitais qu'elle me trouve un système d'enregistrement transcutanée, ô miracle en plus elle me le permet à domicile. Là où l'autre fois elle m'avait dit que ce serait impossible et s'était ri de moi « qu'un grand garçon comme [vous ait] peur d'une piqûre », bitch il s'agit d'un poignard vers le nerf...
Je lui ai rédigé ce courrier cordial, détaillé mais ferme sur mon état de « santé » dont je me préoccupe autant que mon autonomie sur laquelle je ne négocierai pas puisqu'elle engendre la qualité de mon état global. Peut-être que c'était une bonne idée de suer cette rédaction devant l'écran.


Au boulot à la maison de retraite,
je rédige mes notes de synthèse à mon bureau, il y a les 2 stagiaires à côté,

Stagiaire 1 : Dis donc t'es allé travailler au 3e ?
Stagiaire 2 : Non.
Stagiaire 1 : Bah c'est trop l'angoisse là-bas. Ça fait peur, ils sont tous tarés, je t'assure c'est l'étage des fous. Y'a trop des gros cas.
Stagiaire 2 : Ah oui c'est le secteur des personnes dites désorientées.
Stagiaire 1 : Bah c'est bien plus glauque que « désorientées ». Ça craint là-bas. Y'a vraiment que des vieux fous... Putain j'aime pas y être.

Je me retiens de desserrer la mâchoire pour mordre profondément le stagiaire. D'autant plus que je reviens d'une heure à son fameux 3e étage pour travailler avec Mme S., dont la désorientation n'est que poésie tant est si on prend du temps doux et attentionné pour veiller à son angoisse, pour créer patiemment une confiance avec elle.
Je semble catalogué dernièrement comme le courageux employé « s'occupant » de Mme S. dont les ragots institutionnels vont bon train sur sa folie qui serait manipulatrice (suivant les résident-e-s) ou ingérable (suivant le personnel). Là où je découvre une frêle dame qui apprend à survivre avec une capacité mémorielle d'à peine 30 secondes, qui utilise l'humour et son intelligence pertinente pour créer de toute sa concentration 30 secondes de relation humaine avec son interlocuteur-ice qui deviendra péniblement inconnu-e 30 secondes après. Mme S. m'apprend à élaborer le moins possible d'ego dans la relation à autrui, à aimer sans attendre un retour ; ce que je perçois impossible pour plein de personnes autour d'elle. Et pourtant Mme S. donne énormément, donne tout ce qu'elle peut.

Une autre rage silencieuse sera lorsque nous allons avec Mme S. dans la salle de spectacle pour un concert lyrique donné par une jeune femme arménienne, en arrivant dans la salle une gamine arborant fièrement son badge « stagiaire éducatrice spécialisée » crie en nous voyant prendre place :
stagiaire 3 : Aaaaahhh mais c'est Mme S. ! Boooonjouuuur Mme S. ! [ce qui ne peut déjà que la déstabiliser vu son stress de la foule] [puis à mon égard avec un sordide regard institutionnelo-complice] Sacrée Mme S., *hein* ?
Charles : ... Qu'est-ce que vous voulez signifier exactement, en plus à la 3e personne devant Mme S. ?
Stagiaire 3 : Bah je veux dire vous savez bien comment elle est Mme S., hein...
Charles : On arrête là, d'accord.
Stagiaire 3, s'écrie : Mme S. mais qu'est-ce que vous êtes en train de faire ! Arrêtez donc avec cette chaise ! [à mon encontre] Il faut faire quelque chose là...
[Mme S. à côté de moi est juste en train de pousser la chaise 5 cm en avant puis 5 cm en retour vers elle, ce geste plusieurs fois, m'ayant dit avant que cette chaise lui plaisait et qu'elle comptait s'asseoir dessus.]
Charles : Mais c'est quoi le problème là, il n'y a pas le droit de bouger à sa guise une chaise ? C'est quoi le danger de faire aller et venir une chaise ? Si ça lui fait plaisir et que ça ne dérange personne, où se situe votre urgent problème ?
Stagiaire 3, déconfite : ...


Avantage de tout cela : l'absurdité humaine fait efficacement prisme aux beautés humaines. De cette façon du coup d'apprendre à se laisser traverser par la connerie pour en faire ressortir une attention plus lumineuse envers les personnes qui scintillent.



*


Analyse express de la redondante tristesse de lire ce genre d'article se voulant progressiste :
http://www.theguardian.com/society/2007/jan/15/health.socialcare


==> définition primaire du handicap par les manquements
==> absence d'éducation à l'autonomie, les parents comme continuel-le-s assistant-e-s... (et mec, si, il est possible de lire sans demander aux valides de tourner chaque page ! Use your brain, at least use Internet.)
==> conception de l'autonomie erronée (inculquée) par « contrôle » individualiste plutôt qu'élaborations/agencements de ses propres choix d'interdépendances
==> projection en validisme intégré du « milieu ordinaire » (milieu universitaire, romantisme relationnel, etc.)
==> institutionnalisation quotidienne, so sex-appeal...
==> recherches online d'une sex-worker avec son amicalo-ADV d'institut ! (sérieux mon gars tu peux au moins être pleinement autonome via Internet.)
==> down : « My experience [...] gave me a sense of normality to a degree. »
==> up : « I could make things happen if I really wanted them enough. »


Combien de personnes handies comme lui saccagent leur estime ne produisant aucune attractivité relationnelle, coincées entre tous les divers niveaux inconscients de validisme intégré et vécu. Combien d'handi-e-s veulent tellement être « normaux » qu'ils/elles ne se focalisent que sur des attentes fantasmées plutôt que sur des réalisations à agencer la banalité d'une vie autonome. Combien d'handi-e-s veulent du sex sans s'appliquer à en donner, n'attendant que réparation éro-psychanalytique de leur handicap(-bande-mou) de la part du-de la partenaire valide. Combien d'handi-e-s sont prêt-e-s à se remuer le cul pour brillamment surprendre intellectuellement, culturellement, esthétiquement, érotiquement les valides là où ils/elles ne nous attendent surtout pas.

Combien d'handi-e-s prennent la peine de politiser leurs modes d'existences à la rencontre attentive d'autres minorités sociales, de passer de son nombril à de multiples anus ? « Nothing about us without us » est-il de mode de brandir dernièrement en France (30 ans de retard déjà sur le slogan...), et à quand « Nothing about us without them » ? 

Depuis combien de temps aucun-e handi-e vivant-e ne m'a surpris, ne m'a donné un peu de force novatrice dans cette identité handie qui me paraît un grand désert aride.