mardi 27 mai 2014

« Ce qui relèverait d'une conception extrême pour votre confort serait une analyse radicale et nécessaire pour d'autres. » (Po B. Lomami)


Hier je monte dans le bus, il y a parmi les passagèr-e-s une autre personne handie, nous échangeons un simple bonjour et je m'installe sans rien d'extraordinaire. La banalité quotidienne est éclatée par le chauffeur beuglant au travers du bus humainement rempli : « les personnes en fauteuils là vous vous arrêtez oùùùùùù ? »

Prenant 2 à 6 fois* quotidiennement le bus dans cette moderne ville atlantique (et autres nationales similaires), moi, pâle nabot et subalterne passager-client tétraplégique en fauteuil électrique, j'atteste :
- être de la sorte publiquement alpagué sur la moitié de mes montées dans des bus [*faire le calcul sur ne serait-ce qu'une semaine]
- avoir intérêt à répondre dans les cinq secondes, sous peine d'un deuxième beuglement
- ne pas avoir intérêt à ne pas être encore décidé sur mon choix d'arrêt, sous peine de réprimande
- ne pas avoir intérêt à vouloir changer d'avis durant le trajet, sous peine de réprimande
- être un passager tout à fait averti et pratiquant de la fonction du bouton sur lequel appuyer pour signaler au-à la chauffeur-euse quand vouloir descendre.

Hier j'ai la 'chance' pour une rare fois de ne pas m'encaisser seul ma minute subalterne. Un peu hésitante mais pressée avant la deuxième sommation, la femme handie concède à la criée le nom de son arrêt, dans la même cohue informative je divulgue également le mien. Sauf qu'à ce moment la femme me regarde et s'exclame : « non mais c'est n'importe quoi qu'on nous demande de faire ça ! ». Durant trois secondes j'hallucine qu'une autre handie constate le même uppercut dans le plexus solaire que je me reçois si fréquemment, suis presque bouleversé à pouvoir accuser de cela avec quelqu'une.
Cette femme a réagi à voix haute, et c'est aussi distinctement que je lui réponds « entièrement d'accord ». Elle balbutie, mi-choquée de l'acte discriminatoire et mi-coupable de notre concession (et c'est toujours cette double réalisation qui fait longtemps mal ensuite, bien après être descendu-e-s du bus), « et en plus il nous prend pour qui avec son "les personnes en fauteuil là" ?! », j'ajoute « en fait nous sommes des sous-passagèr-e-s, on doit se décliner, et notamment ça ne lui viendrait jamais à l'idée de demander cela à absolument tou-te-s les passagèr-e-s... ». Elle acquiesce vivement.
Et nous baissons les yeux, chacun-e plongeant intérieurement dans une lassitude biographique que je connais par [é]coeur[ement]. Ça n'ira pas plus loin, ce qui me mélange à ce moment entre le regret et la fatalité. Sauf réalisant qu'être à côté de cette femme durant les dernières minutes de mon trajet m'empêchera une coulure sans fond, de son acte non minimal d'avoir déclaré l'abus, ainsi que la reconnaissance commune de celui-ci.

Ce midi je monte dans un bus pour aller bosser, à peine installé le chauffeur me crie « vous descendez à quel arrêt ? ». Je suis le seul handi, je suis fatigué moralement, pourtant j'hésite, j'hésite de ces quelques secondes où l'attente du chauffeur est une torpille, mais surtout où beaucoup de regards des autres passagèr-e-s se scotchent sur moi depuis un longitudinal silence... j'hésite en pensant à cette femme d'hier... mais il y a aussi le regard en attente de mon assistante, une récente recrue qui ne semble pas réagir au validisme... J'abdique : je donne le nom de mon arrêt.
L'assistante me regarde interrogatrice du délai que j'ai pris pour répondre. Espérant désespérément un ersatz de la solidarité vécue hier, je lui formule « c'est abusif à force que les chauffeur-euse-s demandent cela aux handi-e-s », elle répond - comme plein d'autres personnes l'ont déjà fait - « oh il voulait faire bien ». Cette réponse m'accule dans une zone que je connais trop bien : Charles il exagère. Charles il voit le mal partout. Charles-l'handi il souffre alors il est aigri. Charles il n'est pas clément envers la méconnaissance des gens. Revenant toujours à : Charles il est radical.

Ce soir est publié ce court texte de Po B. Lomami (collègue d'une collègue bruxelloise, les subalternes adorent rigoureusement travailler ensemble, c'est plus fort qu'elleux), issu du blog "équimauves" .
Charles il trouve : pas mal du tout. Pas d'accord avec tout (notamment l'aspect démocratique et sur la notion du « réel »), mais la posture d'une recherche-action{-création} profonde, oui oui.




Radical ce n’est pas extrémiste, et ce n’est pas normal non plus

[...]


Il faut arrêter de confondre ou amalgamer radicalité et extrémisme.
L’extrémisme peut servir de base théorique à des mesures et actions qui vont à l’encontre des intérêts et/ou de la volonté de tous. Comprenez-vous le sens et le poids des mots que vous employez ? La radicalité elle, n’est ni une pratique précise, ni un programme idéologique ou politique. C’est une attitude que l’on adopte face au réel et à sa propre vie, un état d’esprit pour voir et analyser les situations, les intérêts et les rapports de force. C’est vouloir identifier et appréhender un problème ou d’un phénomène à la racine, à ses fondements. Etre radical•e, c’est d’abord produire une analyse radicale qui veut appréhender le sujet de l’analyse à sa racine, ce qui est marginal dans notre société. C’est une critique profonde.

La radicalité est toute relative, relative à un espace-temps et à une tiédeur conciliante. De plus, bien souvent la traduction d’une analyse radicale en pratique résulte en un projet pas aussi effrayant que l’on croit étant donné qu’il veut s’inscrire dans et en fonction d’une politique démocratique. En plus de cela, le projet d’action cède toujours quelque chose, par fois grand chose, dans sa réalisation. Il n’échappe pas aux compromis et pourtant il n’est pas pour autant destitué de son étiquette "radical" et est souvent poussé dans la case "marginal" par la peur du changement qu’inspire sa prétention radicale. La radicalité politique n’ignore pas que le pouvoir résistera, parfois violemment, au changement qu’elle inspire ni que l’apathie est bien installée. C’est une position prise et une prise de position basées sur des analyses concrètes des réalités, c’est tirer un enseignements des expériences en identifiant les causes profondes et en tentant de repousser les illusions, les a priori, les faux semblants. C’est regarder ces réalités sans détours et sans indifférence. C’est en tirer les conséquences jusqu’au bout et les traduire en raisonnements, puis actions sur le réel. La radicalité concrète, vous pouvez l’observer autour de vous si vous regardez bien. C’est clairement et précisément passer des grandes idées et grands discours aux décisions, mesures, actions qui dans leur détails font de ces idées et discours des vecteurs concrets d’outils efficaces pour la défense des intérêts individuels et collectifs dans nos réalités quotidiennes. Concrètement donc, c’est rendre cette analyse radicale disponible pour l’action. C’est un changement de mentalité et sa matérialitisation. C’est démontrer par l’analyse radicale et les faits réels que les propositions ne sont pas des "fabulations extrémistes", qu’il y a réflexion et stratégie. C’est reconnaître que ce sera difficile, par ce que c’est radical. Il n’y a pas de difficultés dans la superficialité. C’est aussi montrer que c’est possible et nécessaire et donner les moyens à chacun•e d’en prendre conscience. Du coup, on ne s’étonne pas de l’invisibilisation qu’on lui réserve et cultive. C’est se coltiner la réalité au quotidien et en tirer une analyse, un raisonnement et des actions pour l’améliorer sur le plan individuel et collectif. En somme, ce qui vous fait peur c’est l’analyse radicale, la réelle remise en question qu’elle impose et le changement qu’un projet concret qui en émergerait susciterait. L’analyse radicale fait partie de l’émancipation redoutée. L’émancipation de tou•te•s, individuellement et collectivement, c’est peut-être ça que vous avez perdu de vue. Pendant que d’autres la pense et tente de la pratiquer, vous les diabolisez. Et ça foire. Non, une politique radicale ne signifie pas une politique extrémiste. L’émancipation n’est pas tiède. Si des gens pensent toujours l’émancipation, individuelle et collective, aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’on n’y est toujours pas. Dans ce sens, les radicaux•ales que vous pointez du doigt, vous les produisez, notamment par apathie et faux-semblants. Il faudrait peut-être entamer une analyse radicale de votre production.

Ce qui relèverait d’une conception extrême, ou extrémiste comme vous vous acharnez à le dire, pour vous (et votre confort) pourrait être tout simplement une analyse radicale et nécessaire pour d’autres en fin de compte. L’extrémisme, c’est refuser toute alternative qui ne correspond pas à une doctrine. Interrogez-vous sur les mots que vous employez. Où sont les idées violentes ? Où sont les idées d’émancipation ? Alors oui, c’est à l’extrémité du champ politique que vous représentez une politique dite "radicale". Dans un spectre centré en une norme discutable on la place à l’extrême. Et on parle d’extrême. Oui radical c’est pas normal. L’info exclusive est que ça ne fait pas des personnes porteuses d’analyses radicales des ignares extrémistes systématiques.

Après on pourra discuter des conceptions de l’émancipation et de ses politiques.

Voilà, moi qui voulais juste écrire trois phrases à l’arrache… Pardon pour le bla bla.
Et sinon, je ne suis pas philosophe, sociologue, ou politologue. Donc voilà, c’est pas une thèse. [EDIT: Non mais limite je m'excuse quoi. Faut que j'arrête l'auto-censure sérieux]
[Retourne bosser gentiment]



+ De l'anthologie mythique : http://archivesautonomies.org/spip.php?article9
Incomparable aux politisations handies françaises tristement unisectionnelles depuis cette époque.



1 commentaire:

  1. Dommage que je sois trop fatigué pour discuter là, mais j'aurais eu beaucoup à dire ^_~. J'élargis ma définition de la radicalité en te lisant et en lisant le texte que tu cites, mais je soutiens qu'une langue étant par définition en constante évolution, l'usage commun des mots est à prendre en compte, et pour l'exemple du terme "radical", il est rarement utilisé - à part en grammaire - pour définir la racine/origine des choses, mais bien pour caractériser le côté tranché et sans nuance de propos (/politiques/actions/idées etc).
    A mes yeux, tenir des propos radicaux par exemple, c'est généraliser et simplifier une situation en omettant la nuance, en omettant les exceptions, et en considérant (tjs par exemple) que les meurtriers méritent la mort. Ou que tenir tel ou tel propos signifie (voire implique) qu'on est ***phobe. Par exemple.
    Je considère personnellement que c'est bien souvent plus complexe que cela, et que si justement on se penche sur l'origine des choses, sur les raisons notamment qui font que telle ou telle personne a dit telle ou telle chose, on peut se rendre compte qu'il n'est pas forcément ***phobe.

    Après, c'est une approche du terme et de ce qu'il recouvre, et j'ai conscience qu'il y en a d'autres tout aussi valides. Mais ne pas être radical ne signifie pas nécessairement être superficiel dans ses idées, ou d'être apathique face à "la Norm-alit-e".
    Aussi bien qu'être radical ne signifie pas nécessairement que la "critique profonde" est forcément la plus juste ni la seule capable d'engendrer de réels changements sociétaux/sociaux etc.
    Pff et finalement j'en ai discuté alors que je suis naze et pas cérébralement apte pour le moment..
    Enfin bon, je pense que ça se discute, et qu'être radical peut parfois mener à occulter pas mal de choses... Je ne dis pas tout le temps. Mais dans certains cas. Après, il faut de tout, c'est comme ça que justement les choses avancent... parce que là où être radical fonctionne, la modération peut être impuissante, et vice versa.

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