lundi 3 mars 2014

Matérialités profondes.


Je suis en avance dans le café, j'attends la collègue et le journaleux pour notre rendez-vous. Je commande déjà car n'ai aucune bienséance.

Placé devant une grande baie vitrée je vois l'ouvrier dehors qui, debout dans une grande benne à gravats, reçoit toutes les cinq minutes du haut de l'immeuble par un câble motorisé par ses collègues une toute petite benne [exactement une trapézoïdale basculante] dont il vide le contenant une fois arrivée à sa taille, puis renvoie le matériel en hauteur. La grande benne est bleu joliment rouillé, la petite benne est jaune ensablée de plâtre blanc, l'ouvrier a des habits rouge et vert avec un bonnet bleu marine.
La scène me fascine dès la première minute. Cet ouvrier comme avalé par la gigantesque benne, lui engouffré dans les gravats pour en recevoir d'autres du ciel (hors-cadre, pour moi) et les rendre plus nombreux à ses pieds. Ses pieds avec lesquels il pousse les gravats comme pour les ranger, comme pour agencer un amoncellement suivant ses choix particuliers d'une journée imposée à des décombres.
Je regarde son pantalon vert trop large, son bassin vaste, ses cuisses épaisses. Sa carrure massive dans ses habits de chantier bariolés le rendent presque clown. Sauf ses gestes qui n'ont aucune maladresse humoristique, ils sont même superbes, alternance de force et de précision. Lorsqu'il accueille la petite benne doucement pour ne pas la faire frapper à la vitre de l'établissement contre lequel la grande benne est parquée, il guide la petite benne lentement jusqu'à son bassin par une poignée, puis à ce moment il a ce geste encore plus délicat de dégoupiller la fonction de bascule, pour qu'enfin ce soit toute sa force qui soulève le caisson afin de faire tomber les gravats qui le remplissent. Je l'observe plusieurs fois succéder ces trois énergies gestuelles, stabilisation, finesse, puissance ; à chercher son équilibre sur un sol de déblais qu'il restructure au fur et à mesure.
Je ne sais pas combien d'heures il va répéter cela, je le vois le faire sous un grand soleil, sous une averse, sous une éclaircie. Ce gars je le trouve évidemment de plus en plus beau, j'aimerais aller avec lui dans la grande benne et lui poser plein de questions sur ce qu'il ressent, sur ce qu'il aime et n'aime pas de ce qu'il effectue.

Je suis absorbé dans les millimètres gestuels de cet ouvrier, comme très souvent lorsque je contemple les mouvements - dont les immobiles - et actions des corps des gens.
De millimètres en millimètres c'en vient à glisser en des pensées vers Izlé. Toujours devant cette baie vitrée soleil/averse/éclaircie, mon esprit~corps me rappelle Izlé allongée dans mon dos et embrassant ma nuque. Un geste autant d'une délicatesse (matières :: moelleux) que d'une profondeur (pression :: ardeur) ayant donné l'impression que je fondais sous ses lèvres, je parle d'une sensation pleinement physique, comme si ses lèvres avaient pénétré sous ma peau. Comme si sa bouche s'incorporait, ou m'incorporait ; la distinction est à peine faisable, il y a quelque chose à son contact d'une transformation moléculaire. D'un devenir animal qui se combine avec un devenir végétal, du rhizome grimpant. Non pas une fusion mais une inter-pénétration.

L'immersion d'un lac de gravats. D'une benne comme une chambre charnelle. Les gestes d'un ouvrier comme les accueils minutieux d'Izlé. L'intelligence de l'enchaînement soleil/averse/éclaircie à même des peaux. Le hors-cadre, le hors-champ, le devant de la rencontre, le dedans de l'ouverture. Le plâtre, la sueur. Le rouillé, le mouillé.

Personne n'arrive au rendez-vous, l'horaire est dépassé d'une trentaine de minutes. J'appelle la collègue : elle est désolée, elle a oublié de me prévenir que le rendez-vous avait été annulé (je déteste toujours les journalistes)

Peu m'importe, j'ai adoré tout ce que j'ai vu et ressenti ; et écrivant ce texte dans ma tête.
J'avale mon déca, je sors. 

L'ouvrier vide une nouvelle fois sa petite benne.










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