samedi 28 mars 2015

Pompadour.


« C'est avec des personnes comme vous qu'il peut se passer des choses avec des personnes comme nous. »

C'est la phrase que m'adresse une dame du service psy de l'EHPAD où j'interviens.
Le genre de phrase que la plupart des collègues autant que les gens-de-l'extérieur estimeraient inconcevable de la part d'une personne considérée « très désorientée », avec d'importantes atteintes cognitives. Depuis plus d'un an je passe 40 à 60 minutes hebdomadaires avec cette vieille dame dont l'âge est aussi indéfinissable que sa beauté. Dont la solitude de la folie - ou la folie de la solitude - est la première chose évidente que l'on rencontre en allant la retrouver dans une de ces pièces communes institutionnelles qui fait office de salon de valse pour une douzaine d'errances (et j'interviens désormais de plus en plus auprès d'une autre femme, puis d'une autre... les ricochets font le lac).

En recevant son propos j'essaie de contenir professionnellement mon émotion, j'utilise le silence qui est notre sol premier.
Puis ça chauffe mon thorax, je rigole. Elle est une des très rares personnes qui sachent encore me faire rire. Dans ce rire je lui dis :
- Mais c'est parce qu'il y a des personnes comme vous qu'il peut y avoir des personnes comme moi.
- Je ne sais pas...
- Moi je sais que vous faites autant « les choses qu'il se passe ». Elles se passent parce que vous êtes là.
- Et parce que vous êtes là.
- Ahah voilà ! Parce que vous et parce que moi. Les choses sont un prétexte à cela à vrai dire, à savoir être l'un avec l'autre.
De son sourire souvent malicieux elle observe à voix basse : « peut-être... ».

Puis elle regarde fixement devant elle, d'une fixité sans horizon. Elle poursuit son langage constitué en majorité d'épluchures de phrases, des phrases qui escamotent le souvenir et la logique. Parfois ce sont uniquement des accumulations de syllabes marmonnées, avec toutes sortes d'intonations douces. Il m'arrive d'y entendre comme un vieux chant révolutionnaire. Mon travail est de me concentrer à sa recherche langagière (et corporelle), d'inviter le dialogue partout où il se donne, sans pour autant forcer à stimuler.
Et à vrai dire c'est elle qui invite.
Je l'entends dire « désert ». Elle le répète, « désert ». D'une voix de ruines. Puis me regarde. Son regard peut avoir cette anxiété lorsque le langage qui devrait sculpter le temps et l'espace s'effrite inexorablement. J'ai appris à accueillir ce regard qui a une souffrance d'une particulière humilité, qui décuple ma tendresse en abrogeant toute pitié. Je lui demande :
- Le désert, où ça ?
- Là...
- Devant vous ?
- Et partout.
Ça me touche une nouvelle fois profondément. Je lui réponds :
- ... Oui. Il y a partout plein de petits déserts.
- C'est exactement cela. [elle montre devant] Là, là. Là.
- Il en faut des petits déserts, non ?
- Non, pas trop.
- Vous avez raison. [voix éteinte] Il y en a parfois bien de trop.
- Vous comprenez des fois ils arrivent comme ça... il y avait quelque chose, et puis hop! plus qu'un désert.
- [ému] Oui...
- Oui vous savez.
Cette grosse boule dans la gorge, je baisse mes yeux pour la faire descendre.
Elle se remet à balbutier :
- Dé... dessert...
- [sourire] Nous revoilà au dessert culinaire que vous évoquiez tout à l'heure. Alors désert ou dessert ?
- ... Les deux.
- Comme manger un très bon dessert dans un très beau désert ?
- [rire] Ce serait charmant !

En partant je la remercie pour la belle traversée du désert. Je ne cesse de travailler avec cette dame l'au revoir, qui peut lui déclencher tantôt une angoisse, tantôt une certaine colère, généralement un retour de phrases insensées comme un torrent sans chenal. Parfois je passe quinze minutes à lui transmettre un au revoir dont la signification de « se revoir » puisse lui être accessible et douce. Pour bon nombre de personnes cette dame présente juste une démence péremptoire, pour moi sa démence est une présence à honorer, un « être là » à poursuivre. Lorsque ses troubles cognitifs ne lui permettent pas de façon intelligible de pouvoir concevoir ma présence, je me concentre sur son corps comme support d'âme. De ma voix je pose doucement l'au revoir dans ses yeux, ou son sourire, ou ses oreilles ; comme des petites empreintes qu'elle retrouvera à un moment ou un autre.
Il se passe cette fois-ci quelque chose d'impensable (si ce n'est que l'impensable est une fainéantise des possibles à créer). Sans me regarder elle dit « je suis enchantée des moments que l'on passe ensemble ». L'à peine pensable est qu'elle puisse se référer à du commun, du commun pluriel dans le temps, puisque sa mémoire détient rarement plus de 30 secondes d'aptitude. En fermant la porte à code - la détestable - qui clôt le grand mur vitré du service je me retourne toujours pour regarder vers quelle errance elle se remet à vagabonder, cette fois-ci pour la première fois c'est elle qui me regarde en souriant et me salue de la main.



*  


On me recommande ce psychiatre.
Notable : être bien plus recommandé pour ce qu'on va mal plutôt que pour ce qu'on va bien.

Je mentionne au type (un dealer en costard) qu'il y a eu toutes sortes de relations intimes en cette vie mais que j'ai aimé ainsi deux fois. Il demande :
- C'était quand la première fois ?
- Il y a 10 ans.
- Quand êtes-vous parvenu à oublier ?
- Oublier ?
- Oui, que vous avez commencé à ne plus éprouver le manque de cette personne, à ne plus penser à son absence.
- ... Jamais.
- Jamais ?
- Non. Je n'oublie pas quelqu'un d'aimé, et l'absence ça ne s'oublie pas puisque c'est de l'absence. [j'ai conscience de lui avoir tendu une perche de psychose à la Maldiney...] Ça me manque de ne plus rire avec lui, de ne plus découvrir de vie avec lui. C'est... simple. Paradoxalement c'est simple.
- Vous pensez toujours à cette personne ?
- Oui. Bien sûr.
- Souvent ?
- Presque tous les jours. Je ne conçois pas aimer et oublier. Aimer ainsi me paraît très rare, oublier c'est tristement commun.
- Alors vous ne voulez pas oublier la dernière personne ?
- Ça n'aurait pas de sens pour moi. Je ne peux pas oublier qu'elle existe, je ne peux pas oublier qu'elle a choisi de ne plus être présente malgré ce qu'elle avait nommé d' « alchimie ». Ce que je souhaite oublier c'est ce que je ne comprends pas. 

Je ne lui dis pas le(s) reste(s), je me tais comme une pilule. Je n'explique pas une distinction élémentaire : je ne suis pas tombé amoureux de cette « dernière personne », je ne tombe pas amoureux. J'aime. Être amoureux est un état, quelque chose qui arrive et qui sera remplacé, le néolibéralisme crée plein de ces états à consommer (« être fan », « être contestataire », « être timide », etc.). Aimer se situe dans la vitalité, ça sillonne le fait de vivre, ça joint des énergies, c'est une moelle. J'aime une personne pour ce qu'elle déploie de vivant avant même de la rencontrer, et I. je l'ai/aim/é/e comme du filigrane fractal, une respiration du temps, un contactoucher arborescent. Bien avant.
L'instructrice de méditation dit cette semaine à la classe : « ne restez pas seul-e-s, sinon vous vous asséchez ». Les tissus s'effritent, le sang se tarit. 

Le dealer remplit son ordonnance. Il dit qu'on va déjà tester ce produit 15 jours, pas plus, hein, il faut éviter au-delà de 15 jours, mais là on va comme rebooter.
Marabout, débouté, rebouteux, embout, arcbouté.




*



D'une conférence du ColorOfViolence4 de Chicago, ceci duquel je suis pleinement en accord :
Self-Care is a privileged notion. It assumes that we have the TIME & RESOURCES to care for ourselves.
Oppressed people are deprived of our needs to the point where we see eating/exercise/rest as selfcare, this isn't selfcare, it's SURVIVAL.
"Self-Care" allows us to believe that care is an INDIVIDUAL responsibility. We cannot exercise self-care without safe & caring communities.

+ Une ramification de cet axe critique, ici à propos du concept de recovery par Alastair Morgan :

WIP.


*



CC avec qui je travaille un projet de laboratoire du mouvement me demande si je connais Numéridanse (oui), qu'il faut que j'y fouille (oui). Une nuit je tombe sur cette vidéo, je la regarde encore et encore :



 
J'y vois plein de petits Duchêne de Boulogne & Co qui auraient inversé la gravité par la gravitation, j'y vois la recherche de ce que le sol peut innerver. J'y vois des mouvements corporels qui d'ordinaire ne s'incarnent pas en des personnes valides mais que je connais depuis mon enfance, qui sont mes références premières et celles de camarades fraternels. Kinésie profonde que je chéris pour l'inventivité tenace, l'autodidaxie minutieuse, la vitalité de chaos.
Ceci me rappelant fort les vidéos que j'ai regardées maintes fois de ce type qui me fascine autant qu'il me questionne (d'un classique handi, vécu : jusqu'où nie-t-on les pertes d'autonomie...). En écho à Sylvie Guillem :








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