samedi 12 juillet 2014
« It's my body, and I'll bloody well dance if I want to. » (S.Y.)
Dixième jour bloqué à l'appartement avec le fauteuil HS, aucune initiative du prestataire en charge de la réparation, ce dernier alerté depuis 22 jours. À venir un week-end rallongé patriotique plus que jamais dans les tripes.
Perdre les points de constellation jour-nuit//intérêt-goût dans ce marasme d'impuissance. Dont l'aspect matériel n'est vraiment pas grand-chose : que mon corps, en tout cas que le fauteuil comme une part de mon agencement corporel, soit restreint est un domaine habituel, prévisible à mon histoire, à mon deal avec la vie. C'est bien plus l'impact d'une restriction qui ne dépend pas ici de ma corporéité mais du corps social, du corps au-delà de moi, de l'anatomie institutionnelle qui rejette mes possibilités mouvantes, actives, vivaces. Mon fauteuil (et lit-douche) en panne n'est qu'une matérialité dont il y a toutes les possibilités de rétablissement, c'est une chose situationnelle qui n'ouvre que des solutions, dont le temps n'a à être qu'un outil d'action. Selon moi.
Sauf que "moi" se rend compte une fois de plus, une fois de trop, qu'il ne détient aucune réalité active à partir de la condition handi_parmi_valides. La condition est d'emblée déshumanisée, je suis hors-jeu de mon propre je/u d'être vivant. Enfin, si, « vivant » je le suis de façon dirais-je autorisée végétative, pour la société validiste il n'y a aucune injustice à partir du moment où je respire, je mange, je pisse 2 à 3 fois par jour (rarement compter être autonome à plus d'occasions sphincteriennes en étant handi-e) ; je fonctionne basique comme la société me programme. Que le fauteuil électrique soit la base indispensable me permettant de fonctionner en tant que 'citoyen', travailleur, ami, amant, client, intervenant, camarade, ceci n'est que subsidiaire à l'autorisation de vivre d'une personne handie.
Je pourrais continuer des pages et des pages sur l'injonction statique que la société gangrène à d'innombrables vécus handis.
Je pourrais relater aussi comment je constate la perte de saveur des modalités quotidiennes lorsqu'on ne sort plus, lorsque diverses responsabilités extérieures - ne serait-ce que des imprévus - ne créent plus un rapport journalier dedans/dehors. Je pense en cela fort à la majorité des camarades handi-e-s qui croupissent ou se laissent croupir dans des institutions (ou dans leur propre appartement sans oser une extériorité sociétale), des « foyers de vie » où l'énergie du vocable « foyer » me paraît terriblement éteinte. Je sais que la plupart de ces camarades ne sortent plus de leurs « murs domestiques » non pas tant par complications physiques ou/et matérielles inhérentes au handicap, mais par abdication de confiance envers l'extériorité dont le validisme ambiant écrase les tentatives fragiles, les estimes en devenir. Le hors-jeu, collectivement perpétré. Je ne cesse de questionner en quoi je bouillonne depuis toujours d'une telle disposition autonomiste, en quoi il n'est pas question que ma liberté soit illégitimisée, autant/surtout qu'il soit inconcevable que la mienne ne vaille pas autant que pour les autres camarades que je ne peux jamais éloigner de mes réflexions...
... Mais je m'épuise, intellectuellement, politiquement, intimement. Je ne me reconnais pas dans les camarades ayant abdiqué tôt de façon presque essentialiste, autant que je ne reconnais plus mon existentialisme dont la force se dévide à devoir déjouer la matrice validiste. L'ennemi n'est tellement pas qu'un, il est polymorphe et machinique de façon industrielle, je suis à sa chaîne.
Suis de ce fait majoritairement au radeau[-lit] ces derniers jours, le moral en dérive, et la hanche gauche commençant à se plaindre de l'assise au radeau. Mais je vogue, je sais que fondamentalement rien ne peut être statique en moi, je suis liquide, d'une qualité humaine allant de la bave à la lave, mais 'fluidéïque'.
J'insomnise record, Izlé me manque d'une répercussion astrale, les paquets d'heures que je passe avec mon corps « immobilisé » ne me ramène qu'à son âme mouvante (==> m'ayant mis en mouvements, en émouvement). Si je ferme les yeux je la vois, je la sens, cet intérieur se révèle plus puissant que tous les extérieurs qui me font défaut actuellement, et je chavire de ne plus comprendre l'intérieur autant que de ne plus accéder à des extérieurs. Alors je ne ferme plus beaucoup les yeux, juste de 4:00 du mat' à 09:00. « Ce n'est pas grave », répète le radeau sur lequel je finis par m'allonger au moment de forfaiture mentale.
Cette nuit je re-rédige et envoie mon courrier de motivation pour travailler en milieu carcéral. Une des rares perspectives continuant de faire sens en moi.
Puis surtout cette nuit il semble que j'ai besoin de consteller mon trou noir. Ce que je parviens, de liens en liens. Dont je propose ici trois maillons particulièrement pertinents.
1.
Une conférence TED de Stella Young, brillante à propos de son concept d' « inspiration porn » généré par les valides envers les handi-e-s (et pourtant je n'aime généralement pas trop les élocutions TED d'handi-e-s que je trouve justement trop... inspirational). Ou d'ailleurs bien plus à propos « du handicap », celui objectivé par les personnes valides pour se rassurer de leurs acquis.
Terriblement d'accord avec l'ensemble du propos, sur l'exotisation qui déréalise péniblement la banalité des quotidiennetés handies. Quotidiennetés à même nos corps qui fonctionnent intimement sans encombre mais socialement se retrouvent encombrants.
>> Vidéo : https://www.ted.com/talks/stella_young_i_m_not_your_inspiration_thank_you_very_much#t-226425 6
[dont il est possible en dessous à droite avec le bouton "subtitles" de choisir pas mal de langues sous-titrées].
>> Et un excellent article de Stella Young à propos du rapport d'exotisation lorsqu'un-e handi-e se met à danser sur un dancefloor valides, relatant majestueusement la complexité de tous les niveaux de conscience qui s'opèrent et se choquent à nos corps handis d/pensants : http://www.abc.net.au/rampup/articles/2014/06/27/4034680.htm. Vécu par ici des tonnes de fois...
2.
Le documentaire de Reid Davenport, "Wheelchair Diaries : One Step Up", à propos d'un étudiant américain IMC voulant aller en Italie, découvrir le pays de sa grand-mère autant que se renseigner à y effectuer un séjour d'études. Documentaire simple traitant d'une thématique a priori banale : voyager et étudier à l'étranger. Sauf que la donnée du handicap y est interrogée politiquement, notamment voulant entendre durant le périple le point de vue de 3 autres handis européens [btw, dommage toutefois le cliché français de pâpâ qui parle & s'occupe de son fils handi].
Merci à Davenport pour sa curiosité pairémulatrice, sa justesse politique.
>> Vidéo : http://www.cultureunplugged.com/storyteller/Reid_Davenport#/myFilms.
3.
Ce court-métrage est un morceau d'anthologie pour moi, il mériterait un article à lui seul. Il s'agit du travail militant des Jerry's Orphans, un groupe d'activistes handi-e-s ayant entrepris au début des années 90 de rendre compte de l'aspect hautement validiste du Téléthon.
Cette invention déplorable - et quasi internationale - qu'est le Téléthon fut évidemment glorieusement importée en France, dont la mainmise dégradante sur la notion des handicaps ne cesse de sévir depuis 1987...
>> Vidéo : http://www.thekidsareallright.org/watch.html.
L'ensemble du site web http://www.thekidsareallright.org vaut fortement le détour des lectures.
> Cet article synthétise également bien le travail d'opposition effectuée aux Téléthons, avec de légendaires citations validistes : http://www.ragged-edge-mag.com/archive/jerry92.htm.
> Mike Ervin rédige également ici : http://smartasscripple.blogspot.fr.
Ces trois intellectuel-le-s, artistes et activistes handi-e-s sont constellatoires.
Je partage l'ensemble de leurs propos, positionnements, inquiétudes, et volonté émancipatoire avec ou sans rage. Trouvant en chacun-e d'elleux une réflexion intersectionnelle qui me manque cruellement en France depuis une quinzaine d'années de parcours de sentinelle (bien que voyant émerger ces dernières années une génération handie un peu plus farouche du validisme totalitaire).
Je note que les moments de réclusion comme je vis dernièrement de façon forcée ont un double sens à ce « forcée » : ils galvanisent également de la force. De celle dont Deleuze explique majestueusement qu'une limite, bien plus que limiter/limitée, sert aussi d'une ligne d'appui, d'un axe de propulsion.
Ne pouvant pas pour autant dire que j'en sortirai « plus fort », ceci serait typiquement une idée-reçue validiste, que la merde entraîne de la floraison, car un-e handi-e serait surhumain-e en matière de détresse. Nada, la merde entache l'âme et la répétition désénergise ; n'importe quel-le handi-e, autant que n'importe quel-le combattant-e, sait, éprouve les limitations à lutter. Limitations qui certes acquièrent une impressionnante élasticité (fluidité) avec l'expérience, mais tout élastique peut craquer.
Cette nuit mon élastique a tout de même repris un peu de fibres grâce à ces camarades outre-Atlantique.
En bonus ma platine est revenue réparée, extrarare bonne nouvelle depuis quelques lustres. Donc je m'en vais fêter cela en dansant au radeau.
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