Cette période d'enfermement à domicile (voire même d'isolement, il ne s'agit pas d'un enfermement avec la présence d'autres camarades, d'une quelconque forme collective aussi carcérale pourrait-elle être), aujourd'hui à 37 jours [fauteuil électrique non réparé], fait rebondir dans la boîte crânienne beaucoup plus de questionnements que d'ordinaire.
Est questionné mon ressenti de détresse, en quoi je me sens assujetti, paradoxalement mélangé à ce réflexe de rationalisation : de constater que je suis cloîtré, certes, mais dans le confort d'un appartement, dont je dispose de ressources financières suffisantes pour accéder à de la nourriture alimentaire autant qu'intellectuelle / culturelle, ne serait-ce que de d'accéder à Internet. Je n'ai aucune menace mortelle au fil des heures, ni sommation d'expulsion.
La part d'injustice que je peux constater m'enlève la faculté fondamentale de me mouvoir hors de chez moi mais d'aucune autre faculté. Je suis rendu immobilisé technico-physiquement et de ce fait coupé d'une majeure part des interactions politique-sociales-esthétiques, de mes ricochets d'individu ré/agissant en différentes scénographies « du monde ». Mais je suis interdit de peu d'autres choses, mon capital privilèges n'est pas pillé, et je ne cesse en cela de calculer la légitimité de l'abattement que je ressens.
Concrètement c'est la déroute. À constater des morceaux de moi qui sombrent d'un épuisement dont je cherche les qualificatifs à tâtons dans la pénombre. Et d'autres morceaux ne tolérant pas les précédents pour cause d'une impression de capitulation petite-bourgeoise, ou bien d'une crise d'eczéma middle-class à se lamenter de ce que je n'ai plus sans être reconnaissant de ce que j'ai.
Mais en réalité le mal-être concerné je le perçois plus que je ne le ressens. Il y a quelque chose de très étonnant à être détenu par une situation forcée : on devient statique en un positionnement quadrillé par l'obligation, l'environnement n'est plus flexible mais par contre il devient comme canalisé, dirigé, concentré, un peu comme si ne plus pouvoir émettre de possibles entraîne d'être disposé - placé dans le quadrillage - à recevoir les impossibles. L'image à mon espritordu est : un entonnoir. La situation dépasse sa stricte conjoncture pour devenir cet entonnoir dont de nombreuses autres conjonctures arrivent jusqu'à la personne détenue, la personne se situant en cet étroit aboutissement de l'entonnoir.
Bien plus que ne ressentir que ma situation je me retrouve plus réceptif/sensible que jamais à percevoir ce qui se joue dans le monde en toutes ses conjonctures coercitives, annihilantes, anéantissantes, destructives. Si mon humanité - gros mot que je ne saurais définir... - éprouve de la maltraitance et de l'humiliation envers sa liberté, un sentiment aussi profond et passible de souffrance, c'est que je ne suis en rien une exception, un cas isolé (ce qui paraît a priori évident, mais n'importe quelle douleur ne rétrécit le champ de perception qu'à soi-même, qu'à son ego hurlant). Cette souffrance là ne peut pas être individuelle, ni comme cible ni comme cri. Priver la liberté n'a pas d'intérêt envers un-e seul-e individu-e, il s'agit toujours d'un acte de masse, et c'est cette masse qui s'assimile depuis l'entonnoir rivé à la réclusion.
Il est certain qu'ai toujours eu un entonnoir dans les tripes, il n'y a pas une étape de ma vie qui n'est liée à une charnière philo>esthético>politique. Ma naissance est d'emblée une plasticité improbable, ce « handicap+autisme » [normovocable] a eu la chance de vouloir (?) s'agencer pâte à modeler des inventions d'inédits plutôt qu'à imiter des normalités.
Ce sont toutefois ci-dessus de belles paroles qui peuvent se révéler de la porcelaine cassée sur le parquet de mes 12 m² depuis des semaines laminées. Être limité d'espace/s - de géographie autant que de perspective temporelle - est une expérience sans précédent, dont chaque jour dégrade peu à peu l'équilibre psychique et physique. Par exemple il est 'intrigant' de constater que ma vision oculaire se fatigue/trouble de plus en plus du fait d'une absence d'horizon focal lointain, et moi qui ai d'ordinaire le vertige en regardant le ciel (yep ça existe) eh bien je m'y force ces derniers temps « thérapeutiquement » mais avec encore plus de vertige. Psychiquement je lutte du mieux disponible pour rompre les pensées qui tournent sur elles-mêmes à défaut d'aligner du cheminement extérieur. La plus obsédante est sûrement celle d'une « condition handie (normalisée) » que j'ai sans cesse voulu dépasser dans mes faits et actes, par volonté autonomiste, mais qui me rattrape rieuse de ma crédulité à vouloir être autre chose qu'un légume stagnant. Je m'affaisse à dégueuler d'épuisement/s le célèbre « modèle social du handicap », alors que je suis en plein dans la démonstration de son abus tentaculaire, mais la projection théorique se révèle de plus en plus fade face à l'immédiateté du corps pour le coup paralysé, d'où je serais presque convaincu d'un essentialisme. Bref, être enfermé plombe chaque organe, organes physiologiques et organes mentaux.
Pour autant, il y a cet entonnoir.
Comme connecter son oreille interne, son dés/équilibre, au dés/équilibre extérieur du monde, ne plus pouvoir entendre différemment, ne plus pouvoir se guider autrement dans l'égarement des jours-nuits. Ne plus concevoir autrement pour tenir encore debout/stable, crever sur place de n'être plus qu'1 valant 0 ou bien s'additionner aux autres.
Ce qui n'est pas d'aujourd'hui, mais ce qui s'avère infaillible aujourd'hui. L'entonnoir comme une cuve de résonance du monde que je reçois finement au no man's land.
Deux textes me sont parvenus dernièrement. Que je sois incapable de produire de la rédaction de travail tant mes énergies sont disloquées est une réalité, par contre je continue frénétiquement de lire ce qui me questionne. Et comme je l'ai mentionné, « ce qui me questionne » est redoublé ces temps-ci.
Plus que redoublé, multiplié. N'ai jamais pu faire autrement que me demander comment il est possible de maintenir une éthique honnête et attentionnée, de soi-même envers les autres, comment il est possible de vivre avec une conscience ouverte qui ne ferme pas ses volets lorsqu'une difficulté apparaît, effraie. Pas un jour sans mettre à l'épreuve ces interrogations, pas un jour sans observer d'innombrables manquements, les miens, ceux des autres, entraînant des méfaits de moins en moins transparents. Je ne sais pas de quelle foi je dispose, mais je sais qu'elle ressemble de plus en plus à un vieux sac de frappe abîmé de "Boxing Gym" de Wiseman.
Mais il y a de cette foi, innommable et indomptable - comme un animal inconnu - dans les deux textes suivants. Lus quasiment chaque jour. J'explose de frissons jusqu'aux larmes à chaque fois (une fois de plus : les plus fortes émotions sont silencieuses). Il se peut que je les lise et relise presque religieusement, depuis la "cella" barthéenne.
« Qu'est-ce qu'une vie bonne ? »
de Judith Butler
son discours de décembre 2012 lors de la remise du prix Adorno
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/28/pour-une-morale-a-l-ere-precaire_1767449_3232.html
et celui-ci
http://gazaybo.wordpress.com/manifesto-french-2/
le manifeste de Gaza Youth Breaks Out
dont l'une des horreurs étant que ce texte date de 2010.
Je grav(it)e chaque mot de ces textes sur mes murs, leur gravité a le poids d'une conscience éveillée jusqu'au sang. Les murs peuvent devenir les ventricules d'un battement collectif.
Il ne peut plus y avoir de l'inavouable mais de l'inoubliable.
Je lis de plus en plus à propos de la Palestine et du Moyen-Orient, également de la situation du Tibet par rapport à la Chine. Honteux de mon occidentalisme ignare, mais décidé à réagir. Réfléchissant à ce que je peux « faire », sans aucun héroïsme naïf mais avec de l'humilité déterminée, comme toujours. Même si 'toujours' se solde par une considérable impuissance actuellement, micro et macro-level. Déjà choisir de reprendre des cours d'arabe à la rentrée (débutés jadis à l'université). Et s'informer réfléchir s'informer réfléchir s'informer réfléchir... se positionner, se préparer, se composer. Faire composition contre tout ce qui peut être imposition.
Galère de te lire tranquillement ici, discussions parasites, temps limité etc bref, mais je voulais réagir sur le fait que tu questionnes ton abattement, comme s'il te fallait être "légitime" à être abattu par l'enfermement contraint et forcé. Si tu cherches, tu trouveras toujours quelqu'un dans une situation pire que la tienne, tu trouveras des gens avec des vies bien plus "inconfortables" etc, et s'il fallait que tu sois toi, dans la situation la pire qui soit afin de te sentir légitime à te sentir mal, abattu, triste, déprimé etc, bah alors personne au monde n'est légitime à "souffrir" s'il n'est pas genre en train d'agoniser dans ses excréments, seul et aux portes de la mort... Oui ya des gens "plus à plaindre", et c'est pas "bourgeois" ou "middle class" d'être frustré, abattu, malheureux pour telle ou telle raison... Certaines personnes sont malheureuses quand leur animal de compagnie meurt, d'autres quand ils se sont fait agresser, d'autres quand ils se prennent un râteau....
RépondreSupprimerTu sais bien qu'il n'y a pas à hiérarchiser la souffrance/peine etc... Quelqu'un de riche qui devient pauvre d'un coup bah il risque d'être plus malheureux que celui qui a été pauvre toute sa vie et qui du coup n'a pas de comparatif... Et c'est comme ça, et ça ne rend pas la peine de l'un moins vraie ou moins légitime...
Enfin bref.. Je suis désolé de lire que t'es toujours coincé chez toi.. j'espère qu'ils se bougeront bientôt le cul pour que tu puisses bouger le tiens.. :p