lundi 23 juin 2014

Engendrer l' « être là ».


[un mardi]

Depuis déjà plusieurs jours j'y - le « y » d'Oury & la clique - pensais à ce que je devais pouvoir fabriquer cet après-midi avec Mme S., j'y pensais comme on pense à masser l'impossible, le réchauffer pour le rendre souple. En pensant spontanément à Mme S. je la percevais comme un fin flocon de neige qui ne décide plus de la verticalité de descendre ou de monter mais qui virevolte azimut horizontalement, qui dessine des traits stroboscopées.
Suis arrivé comme toujours devant sa chambre : avant de frapper à la porte je respire profondément 2 ou 3 fois, pour faire le vide en moi et resituer ma conscience, pour nous permettre de la place à l'intérieur de moi, ne pas arriver surchargé d'idées noires comme d'idées blanches. Je frappe.
Je pense que c'est la dernière fois aujourd'hui que je scrute les premières dizaines de secondes si la cohérence langagière de Mme S. est revenue, si ce n'était qu'une grosse blague ces mots qui font la nique à sa volonté.
Les mots se sont barrés, flagrant. Ou du moins ils se barrent juste sous la langue de Mme S., j'écoute minutieusement aujourd'hui que la majorité de ses mots détient une syllabe correcte pour une syllabe burlesque, « cacher » devient « lâcher », « arbre » devient « arc », et ainsi de suite... Et je le lui dis, qu'à vrai dire si elle peste que ses souliers (Mme S. chausse des souliers, dort dans un plumard, et autre vocable d'antan qui me ravit) « se lâchent » pour « se cachent », oui, c'est que quelque part ses souliers l'ont lâchée. L' « arc » est fait d' « arbre » lui aussi.

Elle essaie et essaie de parler, comme avant, mille choses à raconter. Mais il y a désormais de l'épuisement, de l'agacement, de l'accablement, « je suis ridicule, ce que je veux dire devient n'importe quoi » dit-elle dans un moment où une phrase se rend docile. Je lui dis qu'elle n'est pas ridicule, qu'il y a une part de n'importe quoi dans son langage mais que ça ne fait absolument pas d'elle n'importe qui, j'ajoute « de toute façon les mots c'est assez n'importe quoi, vous le savez... ». Elle gémit « il n'y a plus les mots », je regarde sa déjà frêle allure qui se retrouve encore plus écrasée par l'impact des [normo-]mots, sa peine me broie silencieusement, de ce silence qu'ai depuis longtemps adopté face à mon propre dilemme du langage des mots.
Je m'exclame : « et alors quoi ! vous voulez un dictionnaire pour que nous puissions nous comprendre désormais ? il va falloir ce gros livre entre nous ou bien nous pouvons trouver à dialoguer autrement ?! nos présences dialoguent déjà. ». Elle lève son regard et sourit, vient à côté de moi. Elle s'assoit au bout du lit, nous sommes quasiment épaule contre épaule. Je regarde le paysage depuis sa fenêtre, lui dis que cette vue est juste très belle (« vous voyez tous les arbres dont vous disposez, et puis ces boules de nuages très particulières aujourd'hui... ») et qu'il n'y a pas de mots corrects pour cela, elle acquiesce et se met à regarder dans la même direction. Nous nous taisons ainsi, ou plutôt ce sont les mots qui se taisent ; le sentiment que nous nous sommes jamais senti-e-s aussi proches, et elle aussi paisible.

C'est bien plus calme ensuite qu'elle parviendra à formuler quelques phrases dont je n'aurais pas besoin d'une folle arithmétique pour comprendre. Pour autant cette arithmétique je la maîtrise de mieux en mieux : chercher le rythme des phrases plutôt que leur sens, sentir ses mots comme des mouvements, alors ceux qui s'agitent abracadabrants ne s'avèrent plus isolés de l'ensemble du rythme, de l'ensemble du mouvement. Mme S. est soulagée aujourd'hui que je parvienne à l'aider à terminer certaines de ses phrases ; je ne parle pas à sa place, je déroule les mots qui restent pliés. Son moment flambant-cohérent sera lorsqu'elle me demande : « est-ce qu'il m'arrive de dire quelque chose en vous disant ensuite que c'est vous qui me l'avez fait dire ? », j'éclate de rire « ahah, oui, absolument ! ». Elle se met à rire aussi, de cette humilité qu'elle a, du monde qui se désagrège peu à peu autour d'elle mais dont son coeur veille à toujours guider ce qui est rieur. Je lui dis que ce n'est pas grave, que ça m'amuse et que j'y suis habitué maintenant, souriante elle dit « on commence à bien se connaître, hein, vous m'êtes agréable », puis se remet à papillonner presque chuchotante dans d'autres mots mystérieux.
Ce jour-là nous restons ainsi assis-e à contempler le paysage depuis sa fenêtre. L'époque semble déjà lointaine où je pouvais lui faire regarder des vidéos de concerts de musique classique et l'emmener faire du piano au rez-de-chaussée ; la musique est désormais devenue présence, totale essence de « l'être là ». Elle parvient à me dire qu'elle aime sa chambre, cette chambre qu'elle décore entre autres de feuilles d'arbres épinglées aux murs, dont j'ai été émerveillé il y a quelques mois de sa description : « j'aime particulièrement cette feuille là, vous la voyez, parce qu'elle est parfaitement simple, juste simple ».

En sortant l'infirmière en chef vient m'annoncer le « déménagement dans un autre service » de Mme S. dans une semaine. À mon expression interloquée elle argumente qu'il n'est plus possible de prendre en charge Mme S. désormais, que l'autre service sera bien plus « adapté ». J'essaie moi de m'adapter au langage institutionnel, lui expliquant que je parviens de mieux en mieux à comprendre Mme S., qui d'ailleurs se rend tout à fait compte de sa désorientation langagière... au tour de la blouse-blanche d'être interloquée : « c'est vrai, elle s'en rend compte ? ». J'essaie d'argumenter en faveur de tous les « progrès » qui sont possibles en prenant du temps avec Mme S., mais c'est peine perdu, elle est un pion à l'échiquier institutionnel. Je questionne tout de même ce qu'a conclu le médecin du soudain changement comportemental, la blouse-blanche émet qu'il n'a pas encore consulté Mme S. mais qu'un problème vasculaire-cérébral est suspecté. De retour au bureau je demande à ma responsable si elle est au courant du « déménagement » de Mme S., « oui oui, elle va aller dans le service fermé pour une meilleure prise en charge ! [me voyant dépité] Euh non mais on dit "fermé" mais ce n'est pas de l'enfermement, c'est juste qu'il y a une porte avec un code, qu'elle ne pourra plus se perdre... ». Je balbutie que cela va être nettement pire pour elle, la responsable (que j'estime avec ses 3 autres collègues, ce qu'elles essaient chaque jour de fabriquer modestement au sein de la forteresse institutionnelle) ajoute à voix basse « je t'avoue que je trouve le transfert trop prématuré... mais il y a notamment sous-effectif, donc ce n'est plus possible de la gérer au 3e étage... ». À la fin du boulot je me rends au « service fermé » pour parler au-à la responsable, s'enquérir de comment va se dérouler le « transfert ». Je ne trouve déjà pas le service tant il semble une annexe lointaine de l'ensemble du bâtiment, il faut passer par un étroit couloir, puis une porte à peine signalée, un autre couloir exigu... et là je découvre l'habituelle entrée d'un service mais ici entièrement entourée d'une vitre-mur, comme une cage transparente asilaire, dont on aperçoit derrière des individu-e-s qui déambulent fantomatiques d'une localisations morne à une localisation vide, dans un salon aux couleurs criardes faussement accueillantes et à la voix stridente d'une blouse-blanche qui patrouille. Le cliché est réel. Je fais demi-tour, incapable d'entrer. Je n'arriverai pas à dormir ce soir-là, ni d'autres.


[mardi suivant]

Avant d'aller chez Mme S. je passe voir l'infirmière qui m'informe que son déménagement va avoir lieu dans l'heure, qu'il ne faut pas le lui annoncer « avant le dernier moment ». Je ne l'écoute plus, je réunis en mon esprit toute la magie possible à trouver divulguer à Mme S. Je la découvre allongée dans le noir de sa chambre entièrement vide hormis une dizaine de cartons qui entourent son lit. Donc c'est ça : ne pas informer une personne de son déménagement obligatoire pour la laisser ignorante au milieu de cartons... Mme S. nie qu'il y a des cartons autour d'elle et me demande si je peux passer un peu plus tard, qu'aujourd'hui elle veut dormir, qu'elle ne veut rien d'autre. Je lui assure de repasser.
Ma responsable me demande de venir à la réunion des transmissions, m'y présente à l'équipe soignante comme le gars travaillant avec Mme S. et parvenant à bien la comprendre, pouvant probablement la mettre en confiance durant le transfert, ce dont tout le monde semble se foutre. Une aide-soignante maugrée qu'une résidente puisse avoir autant de traitement de faveur. La cadre de santé demande à l'équipe que « le déménagement de Mme S. ne soit pas raté comme les derniers car aujourd'hui nous sommes contrôlés ! », et elle décline ma présence pour accompagner.

J'arrive aux 50 minutes autorisées d'après le transfert dans le service fermé, Mme S. me dit ne pas comprendre ce qu'il se passe mais trotte dans le couloir fièrement avec son verre de jus de fruits à la main comme si elle était à un vernissage mondain. Elle me montre que ça s'agite « là dans cette pièce », deux aide-soignant-e-s y vident les cartons, je tente envers Mme S. un honnête « wah, vous avez vu la lumière de cette nouvelle chambre ! », craignant sa négation, mais elle passe sa tête à l'embrasure pour observer et admet flattée que c'est une belle chambre. En vrai la chambre est certes lumineuse mais minuscule, monastique, une chambre étudiante pour une fin de vie.
Le « déménagement » : deux aide-soignant-e-s déballent à toute allure les cartons, découvrent des affaires qu'il+elle ne connaissent pas, se plaignent qu'il y en a bien de trop, rangent à la va-vite sans demander à Mme S. ses préférences de localisation (balancent ses sacs à main qu'elle adore tout en haut d'une armoire, plus haut que sa taille), et surtout jettent tout ce qui leur paraît inutile, magazines, images... et ses feuilles d'arbre, le mec blouse-blanche s'exclamant à sa collègue « oh non j'y crois pas, des feuilles d'arbres, sérieux mais qu'est-ce qu'elle va faire avec des feuilles d'arbres », l'autre de lui répondre « elle en trouvera d'autres, hein ! ». La photographie de la disposition des tableaux dans l'ancienne chambre de Mme S. que l'ergothérapeute dit à la réunion devant la cadre de service avoir prise afin de reproduire la même disposition dans ce nouveau lieu n'est évidemment pas consultée. Les deux blouses-blanches ne considèrent pas Mme S., parlent d'elle à la troisième personne, et montrent franchement leur empressement d'en finir. Étant estomaqué et présent auprès de Mme S. que je ne souhaite pas évoquer à la troisième personne, j'arrive à peine à leur soumettre de respecter ses affaires. Je leur décode ce qu'elle demande désespérément sans qu'il+elle prennent le temps de comprendre mis à part lui asséner « on ne vous comprend pas Madame ! », là où elle demande sa canne.
« Vous entendez, je suis un animal » me balance Mme S. l'air de rien. Je lui demande si c'est ce qu'elle ressent aujourd'hui, « oui, vous voyez bien comment ils me parlent, je suis un animal ». Les blouses-blanches n'entendent pas ce propos, moi je l'accuse en plein plexus solaire. Je marque un temps de silence, puis lui réponds « oui... ce n'est pas faux qu'ils vous parlent mal, je le ressens aussi... ça vous dit qu'on les oublie un instant, qu'on passe le temps ensemble sans faire y attention ? Vous et moi ensemble on peut créer autre chose », elle acquiesce d'un ensemble de mots éparses mais calmes et m'invite à s'éloigner de l'embrasure de la porte.

Je demande une chaise pour elle et on s'assoit dans le couloir, ce qu'elle dit lui faire du bien. Elle ne trouve pas d'endroit où poser son verre, me le tend pour que je le prenne, je lui dis amusé que ça va être difficile que je l'attrape, elle me dévisage comme le pire fainéant du monde, m'assénant d'un « mais, enfin, bien sûr que vous allez prendre ce verre ! », j'éclate de rire lui répondant :
- vous n'allez pas me dire que vous n'avez pas remarqué que mes mains ne sont pas tout à fait fonctionnelles ?!
- Mais quelle idée elles ont de ne pas vouloir fonctionner !
- Ahah, ça je vous le demande...
- Ce sont pourtant des mains que vous avez, je les vois !
- Tout à fait, elles sont sensibles mais juste pas fonctionnelles.
- [douce] Eh bien... Je fais quoi de ce verre si vos mains n'en veulent pas ?
- [sourire] Eh bien... nous bifurquons vers une solution : vous le posez là sur mon fauteuil à côté de mon pied, je peux le porter ainsi.
- Impossible, il va tomber.
- Impossible qu'il tombe. Impossible que ce soit impossible.
- Je vous dis que si.
- [rire] Je vous assure que non.
- Et s'il tombe et qu'il y a du jus partout par-terre !
- Dans ce cas-là ce ne seront pas mes mains dysfonctionnelles qui pourront nettoyer, mais ça tombe bien car il ne va rien y avoir à nettoyer. Faites-moi confiance.
- Je vous fais d'ordinaire confiance, mais là...
- ... Là vous pouvez encore me faire confiance.
Elle pose délicatement avec ses très vieilles mains le verre sur mon repose-pieds, juste au bout de ma chaussure, je prie tous les dieux de la gravité qu'ils soient en ma faveur, le verre ne bronche pas de son emplacement, je la surprends essayer de retenir son sourire. Elle re-poétise une mystérieuse série de mots (de probables remerciements aux dieux de la gravité), je souris.

Une dame toute grise arrive dans le couloir d'un pas de zombie, se dirige vers moi presque en pleurs, sa tristesse est une profondeur en tout son visage, me disant qu'elle ne retrouve plus Jacky, « vous savez où est Jacky ? » Je la regarde bien dans les yeux, lui dis :
- je ne sais pas où est Jacky pour la simple raison que je ne sais pas à quoi il ressemble... Vous me le décrivez ?
- Jacky...
- Oui, déjà il est brun, blond ?
- Ah il est brun...
- Brun, d'accord. Ses cheveux sont comment, brillants, doux ? longs, frisés ?
- [visage qui se décrispe] Oh ils sont très doux... mais pas très longs, ni frisés, plutôt comme ça. [elle mime sur sa tête]
- Je vois. Avec un visage doux aussi ? Il sourit beaucoup ?
- [se met à sourire] Oh oui... il sourit toujours... il aime sourire...
- Ow... il semble très beau. C'est un bel homme ?
- [détendue, émue] Oui, oui il est tout à fait beau.
- Quelle chance. Et costaud ? fort et grand comme moi par exemple ? Bon, j'imagine que non...
- [rit] Bah non pas comme vous, mais pour autant costaud, oui.
- Je ne pourrais alors pas le rater si je croise un charmant gaillard.
- Il est remarquable.
- Vous venez de me le présenter en le décrivant, vous savez. [[Je ne lui dis pas comme il est profondément beau cet inconnu dans son regard à elle.]]
- ... C'est vrai. Merci.
- Merci à vous. Et je vous assure surveiller dès que je vois le plus bel homme.
La semaine suivante cette dame toute grise en me voyant arriver dans le service vient me serrer illico doucement dans ses bras en demandant « est-ce que je peux vous embrasser ? », je rigole joyeusement « pourquoi pas... », et toute tremblotante elle dépose un très doux baiser sur le front, puis repart de sa petite démarche grise.


[samedi]

Toute la semaine je pense au grand mur vitré qui entoure désormais obligatoirement Mme S., je me demande comment elle se réveille le matin, ce qu'elle comprend d'une liberté d'entrer et de sortir qui n'existe soudainement plus pour elle, des autres résident-e-s qui hurlent dans les couloirs de ce service psychiatrisé et dont elle me demandait paniquée la dernière fois ce qu'il se passait... Je ne sais pas lui dire ce qu'il se passe, tant c'est absurde et tant j'ulcère d'impuissance.

En buvant un coup [mes tripes] vendredi avec Buddy je lui explique comment je réfléchis, réfléchis, réfléchis. La tristesse est ce qui me gagne de toutes parts ces derniers temps, mais je refuse que l'impuissance me gagne autant. 
Je lui demande : est-ce qu'il est possible d'adopter une personne âgée ? Je vois plein de personnes autour de moi vouloir un enfant (« du neuf », un bébé), ce qui est un désir questionné en moi vu comme les gosses m'oxygènent, mais il y a quelque chose de bien plus fort, de plus urgent lorsque je réfléchis au-delà de mon envie égocentrée. Dit rapidement : avant de vouloir créer une nouvelle vie humaine, se préoccuper de celles qui survivent niées. Non pas « sauver le monde », mais me responsabiliser du petit monde alentour ; du « être là » avant de créer un nouvel être.

Le rapport à l'institutionnalisation a toujours été central dans ma réflexion parce qu'intime à mon histoire, et à perpétuité. « Intime  » : l'enfermement entraîne une destruction de l'intime, annihile tout éros de vie (sauf le lien amoureux, tenant au travers des murs). Il y a cette histoire que lorsque j'ai été institutionnalisé à Paris à mes 7 ans j'ai fait une impressionnante dépression infantile, à tel point que le directeur au bout d'un an et demi a appelé mes parents pour leur demander de me retirer de l'institution, qu'il n'avait jamais vu un gamin autant insupporter la '''vie''' institutionnelle. Pourtant retourner dans ma famille c'était d'une puissante prison ouverte, mais pour que les années à venir soient consacrées à agencer une échappée.
Mon parcours autonome - l'échappée - a continuellement pensé aux individu-e-s enfermées. Mes axes de travail & militance ont concerné la psychiatrie, la désinstitutionnalisation handie, les centres de rétention pour immigré-e-s, cette maison de retraite, les milieux carcéraux, hospitaliers et de '''soins''', autant que les lieux de formation à ces institutions. Je réalise n'avoir jamais pu me sentir en paix, du moins naïvement « libre », en sachant que dans les mêmes villes d'où je vis il y a divers enfermements autorisés, efficaces, et proprement invisibilisés. C'est parce que je suis une exception à la règle (tétraplégico-autiste, hautes dépendances phy + troubles psy, pourtant autonome en appartements et en plusieurs villes depuis une douzaine d'années avec le minimum de dépendances institutionnelles) qu'il est impossible que j'oublie la règle, ni même l'amnésier.
Alors avec Buddy on observe ce soir là. La dizaine d'années que l'un-e comme l'autre travaillons dans / contre / avec / auprès d'institutions, et que toutes ces prépositions s'avèrent des boules de flipper absurdes, kafkaïennes, quoi qu'il en soit obligées à la ferraille institutionnelle qu'est le flipper. Que nous en sommes laminé-e-s, mais sans que nos éthiques ne se soient déchues. Je lui parle de Deligny, d'Howard Buten, du lieu de la Devinière, de Tosquelles, nous nous rappelons du choc commun il y a quelques années du travail de la québécoise Nicole Poirier... On échafaude : ne pas redevenir institution à maximum de « placements » mais se créer lieu de vie pour quelques individu-e-s à « diagnostics » mixtes, faire présence à la quotidienneté banale, récupérer du vivant. Évidemment nous soufflons plusieurs « mais c'est impossible, nous ne sommes plus dans les années 70, puis financièrement, puis trouver un lieu habitable, puis viendront les contrôles de l'A#R#S... ». Évidemment. Mais une autre évidence : nous ne nous suffisons pas de nos conforts de trente-cinquenaires, et pondre un enfant paraît émouvant mais moins prépondérant qu'inviter à vivre des personnes dont on empêche présentement la fonction vivante.
Nous évoquons d'autres allié-e-s, travailleurs-créateurs sociaux inclassables (ou migraines pour Pôle Emploi). Un musicothérapeute psychiatrique, une médecin poète, un équithérapeute aspie, quelques assistant-e-s de vie magiques, une danseuse somatocosmique, deux charpentières de l'âme (spécialités récup' et cithare), une Duchesse gériatrique, un aide-soignant extraorbipolaire, une radiesthésiste TED, quelques vidéastes et photographes du sensible, et des collègues de collègues. Ricochets d'allié-e-s. 

Mme S., frêle bientôt centenaire, durant une éclaircie langagière me dit l'autre fois :
- j'ai envie de sortir faire la folle...
- Alors dans ce cas-là je vous accompagne faire aussi le fou.
- C'est vrai ? Vous feriez cela ?!
- Et comment ! Vu que nous le sommes déjà, de toute façon.
- Nous sommes bien ainsi, fous.
- [sourire] ...
- Par contre vous savez si nous sortons comme ça on va nous détester, je vous préviens...
- Je le sais, je le sais. Mais je n'en suis pas inquiet. Sortons alors ? Nous pourrions rencontrer d'autres appréciables folles et fous, j'en suis sûr.
- [rigole] Vous êtes vraiment fou.
- Je vous retourne le compliment.

Samedi je décide d'outrepasser le cadre du boulot et d'aller voir Mme S. sur mon temps personnel.
C'est dès que j'arrive devant le service que je vois Mme S. : elle est contre le mur-vitre et le frappe avec ses bras. La scène me tétanise, et des larmes aux yeux montent. C'est l'infirmier qui ouvre la porte à code, « ah bah si vous venez pour Mme S. elle va être très contente, elle n'arrête pas de demander de sortir ! »... évidemment qu'elle demande de sortir (s'enfuir) puisqu'elle est tout simplement enfermée. La porte ouverte Mme S. vient vers moi hagarde, le blouse-blanche me regarde inquiet-suspicieux, « euh du coup vous la gérez, elle reste avec vous hein ? »
Je passe une heure avec Mme S., sans impératifs professionnels. Elle déblatère, elle taquine, elle parle, elle rigole, elle questionne, elle angoisse, elle écoute, elle s'égare, elle désire, elle rouspète, elle oublie, elle se moque, elle fatigue, elle remercie. Je la regarde vivre de tout ce qui lui est permis dans ce lieu minimum, je regarde ses vieilles dents les trois fois où elle éclate de rire, je regarde ce geste voluptueux qu'elle a de se recoiffer au-dessus de l'oreille alors qu'il n'y a presque plus de cheveux.
Une dizaine de minutes avant de partir je lui explique le plus doucement mais clairement possible qu'elle ne pourra pas sortir avec moi désormais, que je vais lui dire au revoir à la porte mais que je passerai seul cette porte. Elle me dit comprendre, et souhaiter m'accompagner jusqu'à la sortie du service. Juste après que la porte se soit refermée derrière moi je l'entends se mettre à frapper la vitre et crier que je la fasse sortir. Je suis incapable de me retourner, de nouveau tétanisé ventre-coeur-esprit. Je passe la deuxième porte d'où elle ne peut plus me voir, je l'entends toujours frapper la vitre, je me mets à respirer serré et en sueur comme si j'asphyxiais. Je reste longtemps à calmer ma respiration derrière cette porte autant que l'écouter frapper et crier, puis ne plus crier, moins frapper, ne plus frapper. 

Il va falloir ouvrir des murs.



2 commentaires:

  1. Ah je voudrais avoir plus de temps pour lire en silence et goûter tout cela à sa juste valeur, ou a sa juste saveur plutôt.
    Je m'étais dit que ce serait une journée de silence, pour moi (ne pas parler, n'avoir rien à dire et surtout personne à qui le dire), mais voyez, mon silence envers vous n'avait que trop duré. Croyez bien, cependant, que "ce silence ne saurait être vide"
    et que je pense bien à vous
    souvent

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  2. Mais quel idiot a osé vous dire un jour que le « silence ne saurait être vide »... :) Il aurait mieux fait de ne pas écrire, une fois de plus. Méfiez-vous des idiots qui écrivent plus vite que leur pensée.
    (Merci Alexis. Plaisir de vous relire.)

    cx

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