mardi 21 janvier 2014
Migraine au cube.
Le travail à petit temps partiel depuis un an et demi à la maison de retraite s'avère un culbuto balançant des moments concoctés de magie et d'autres moments coulés de béton.
Aujourd'hui c'était bétonné. De ces jours où je pense à quitter ce poste, jusqu'au moment où en sortant je fume une clope sur le parking, à côté de la chapelle, réfléchissant à pourquoi j'ai décidé d'être là et de comment je dois - toujours - traiter les difficultés comme une information plutôt qu'une capitulation.
Le béton fait les institutions. Dans ces cubes de béton il est mis des personnes que la société convenable ne considère pas assez clinquantes. Les vieux-vielles, les taulard-e-s, les fous-folles, les handi-e-s, les malades, les exilé-e-s, ont un point commun, une évidence sociétale : on s'en fout. On s'en fout plein les cubes architecturaux, plein les poches financières, plein le gosier politique, et on s'en fout profond d'elleux. Rien de nouveau à cela, si ce n'est la peinture qu'on refait de temps en temps, et surtout les moindres brèches d'autonomie qu'on colmate avec toutes sortes de maltraitances autorisées (l'anodine décence du geôlier).
Ai passé ma vie à travailler intellectuellement à la critique de l'institutionnalisation, tout en m'en affranchissant avec la permanente menace d'y être parqué (CDAPH forever). Je réalise ces dernières années que je ne peux plus juste rédiger/analyser sans interagir à l'intérieur des cubes. Évidemment ces cubes appartenant à l'État et l'État me considérant plus comme une pelure de pomme de terre qu'un individu capable de professionnalisme, vouloir travailler dans les cubes s'avère un tour de force. Que je n'ai pas réussi dernièrement - pour le moment - à déjouer avec l'admin_pénitentiaire objectant la présence de mon assistant-e de vie comme dangereuse aux conditions sécuritaires d'une maison d'arrêt... mais oui. Je n'abandonne pas, travailler en milieu carcéral me paraît un axe fondamental.
Par « travailler » j'entends travailler *avec* les gens de l'intérieur (n'étant plus très convaincu de militer de l'extérieur). Faire ce truc de se lever le matin pour aller bosser quelque part où quasi personne n'a envie d'aller, et où donc dans le lieu concerné les individu-e-s se bouffent à longueur de vie du 'personne' : celui ne signifiant pas « quelqu'un-e » mais celui signifiant « zéro ».
Travailler avec elleux non pas comme bienfaiteur-ice, sauveur-euse ou/et émancipateur-ice néo-évangéliste, mais comme présence, comme « tu existes ici et on va s'en rappeler ensemble maintenant ». Du ici & maintenant, à même la parole qui se lâche, les sou/rires qui se surprennent, les envies qui se teintent, les silences qui se reposent, les corps qui s'habitent.
Aujourd'hui prévu de continuer à travailler avec cette résidente que les collègues m'avaient présenté (mi-rieur-euse-s, mi-résigné-e-s) comme une dame « difficile et compliquée ». Je sais désormais que « compliqué-e » dans leurs bouches s'annonce stimulant pour moi.
Cette dame est catégorisée « désorientée », signifiant que sa mémoire relie en joyeuse anarchie des confettis de souvenirs. Là où le bât blesse pour un-e travailleur-euse en attente de contre-don sacrémentiel au travail médico-social : quasiment toutes les 5 minutes Mme S. ne se rappelle plus qui vous êtes lorsque vous dialoguez avec elle, de quoi ratatiner l'ego de l'interlocuteur-ice en attente de reconnaissance.
Sauf que moi je ne viens pas pour que Mme S. me reconnaisse mais pour qu'elle reconnaisse ce qu'elle vaut de beau humainement, au-delà de « désorientée » sous-entendant pénible. Ce qui ne consiste pas à s'asseoir à son chevet en lui tenant pieusement les mains tout en lui badigeonnant l'esprit de mièvreries dont les vieux-vielles sont gavé-e-s. Ça consiste à prendre le temps de découvrir Mme S. dans son environnement le plus confiant (tout en acceptant ses éventuels refus, ses indisponibilités mentales), à ouvrir de la curiosité envers elle jusqu'à apprendre son kiff dans la vie : la musique classique. À partir de là il y a une invitation à lui fabriquer, comme se caler chaque semaine une heure d'écoute+vidéo de concertos de son choix. (Stupéfiant que dans n'importe quel cube institutionnel lorsque je formule le terme « choix » les personnes en face en sont interloquées, « je vais pouvoir choisir, moi ?! ». Et cette dame fut inquiète de « mais combien ça va me coûter ce que vous proposez ? », autre triste logique récurrente, que les personnes les plus précarisées ont la plus forte culture de devoir péniblement payer de la joie. Ça me pète le cul à chaque fois de devoir répondre « gratuit », je ne voudrais même pas avoir à le dire.)
Mon boulot là-bas est de fabriquer des invitations éphémères & durables. Officiellement « animateur informatique », officieusement « menuisier virtuel en rhizomes de plaisirs réels ». J'exècre secrètement la notion d'animation, n'importe quelle personne est animée par elle-même, en elle-même ; toutes ces institutions créent un florilège d'animations pour cacher l'asphyxie de vie qu'elles encubent.
Moi je me pointe avec toujours la même question depuis une dizaine d'années suivant les secteurs de « soin » dans lesquels je bosse : « de quoi avez-vous envie ? » Les personnes ne tardent jamais à balancer quelques directions de désir/s avec lesquelles à l'intérieur du cube je cherche à créer des géométries de plaisir/s. Travail dimensionnel pour « public démentiel ».
Sauf qu'aujourd'hui Mme S. n'aura pas de bulle musicale,
# parce que les collègues ont oublié de lui rappeler le rendez-vous comme je l'avais notifié vu que la mémoire de Mme S. ne peut jamais être au rendez-vous,
# parce que les collègues sont évidemment en sous-effectif, parce qu'ils/elles sont (s'estiment) forcément mal rémunéré-e-s,
# parce que la salle confortable d'où je peux effectuer les projections des concerts est occupée aujourd'hui par une formation je-ne-sais-quoi d'intervenant-e-s extérieur-e-s (la gloriole) coûtant sûrement un budget non prioritaire,
# parce que je refuse lorsque les collègues me proposent - certes gentiment - de faire venir Mme S. dans une salle d'animation annexe où le bruit, la surpopulation du lieu et le changement de repères lui permettra assurément de paniquer.
Sauf que tout ça ce sont des conneries pour moi, ce sont les rouages d'irresponsabilités bien agencées de la machine cubique institutionnelle. Qu'à chaque nouvelle fois que je veux fabriquer quelque chose de non régularisé, qu'à chaque fois que je veux tracer un zigzag en diagonale des cubes (juste d'un angle à un angle, je ne demande pas à percer les angles), je me tape la topologie des murs.
Dans l'ascenseur montant à la chambre/cellule de Mme S. je cherche ce que je vais bien pouvoir lui expliquer comme raison de cette journée sans musique. D'autant plus qu'évidemment je nécessite avec Mme S. d'un temps plus distendu à devoir doucement, patiemment, lui rappeler toutes les 5 minutes le cours de notre discussion, ce qui est tout à fait possible si j'avais... le temps. Que je n'ai pas, car il devrait y avoir dix postes similaires pour faire pleinement de qualité ce boulot, mais qu'il n'y a pas de budget pas de moyens bla-bla-bla, et que je dois enchaîner les personnes, emboîter les cubes.
Lorsque j'arrive à la chambre de Mme S. je la trouve habillée prête à sortir, pour une fois j'aurais presque la déception qu'elle se soit rappelée que je l'emmenais écouter de la musique... Elle me regarde attentive, je lui demande posément la même question :
- Mme S., vous vous rappelez qui je suis ?
- Oui je crois, vous êtes la musique... Je suis sûre que vous êtes pianiste.
- [sourire] Non, j'aimerais beaucoup, mais je ne suis pas pianiste...
- C'est étonnant. Quoi qu'il en soit j'aimerais dîner avec vous Monsieur, je suis prête, allons dîner ?
Et j'ai souri, tellement tellement souri... Qu'au final cette dame détourne ce jour mon invitation foirée par son invitation fabuleuse.
*
Autre classique.
Une responsable me présente « tiens Charles voici un nouvel animateur, Barnabé ; Barnabé, c'est Charles, notre animateur informatique. » Barnabé m'engloutit de son regard :
- Hey Charles [est sur le point de me taper sur l'épaule], j'ai entendu parler de toi, je suis bien content de te rencontrer !
- Ah... D'accord... Je n'ai pas entendu parler de vous, mais quoi qu'il en soit bonjour.
- Dis donc c'est génial que tu sois informaticien.
- Elle a dit « animateur informatique », pas informaticien...
- Ouais mais quand même, là tu vois je galère sur [me montre je-ne-sais-quoi qu'il fait sur son poste, sachant que je commençais à m'installer à mon bureau et que je suis en retard], et tu vas pouvoir m'aider vu ton travail !
- Hmm. Sauf que je travaille pour les personnes résidentes du lieu, et que généralement je n'ai même pas assez de temps pour elles. [À savoir que quasiment tou-te-s les collègues m'ont demandé des réparations de leurs ordinateurs.]
- Ouais mais tu pourras sûrement me...
- Barnabé, j'ai une dame qui m'attend au 3e. [Pivotement, départ.]
Deux heures après je suis au bureau à taper mes notes de synthèse. Barnabé arrive, s'appuie sur le dossier de mon fauteuil, et scrute mon écran.
Cocotte-minute autistique. 1) Dans la mesure où ça fait aujourd'hui le-la troisième personne inconnu-e à qui je demande d'arrêter de s'appuyer sur mon fauteuil, évitant de leur expliquer que leur geste revient à s'appuyer nonchalamment sur mon épaule ou dos, prétextant plutôt que mon dossier est fragile ==> il me gonfle. 2) Dans la mesure où il lit franchement les notes que je tape, que je lui demande « tu vas rester là à lire ce que je travaille ? », qu'il me répond « ouais ouais ça m'intéresse trop de voir comment tu fais avec ton handic...... je veux dire avec ta main et tout ça t'vois, c'est fascinant que tu bouges la souris ! » ==> il me gonfle.
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Proposition : Et si on fabriquait un add-on à ton fauteuil, du genre que quand tu appuies sur un petit bouton (rouge de préférence, ça fait plus officiel), ça détend un énorme gant de boxe (rouge de préférence, ça fait plus cartoon) pour te débarrasser des sangsues NTD (neuro-typiquement-dégénérés ?).
RépondreSupprimerAvec l'option du choix de rembourrage du gant : soit sable compressé, soit acier trempé.
Qu'en dis-tu ?
Sourire...
RépondreSupprimer(Et content que tu assumes ton statut d'anéantisseur. ;))
Le truc c'est que je ne suis pas un gars violent... Tu n'aurais pas plutôt une fonction « rhétorique qui plaque au sol le cerveau de l'adversaire » ou « prise de conscience électrochoc » ?
cx
Ha, je ne suis pas bien fort en répartie. Je vais y réfléchir mais malheureusement il est plus compliqué de faire entrer quelque chose d'immatériel dans un cerveau de con que quelque chose de matériel ^^'
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