dimanche 7 mars 2010

les images mentales selon Klara

Le non de Klara
Soazig AARON
ed. Maurice Nadeau
2002


[...] Je lui ai demandé ce qu'elle faisait ainsi toute la journée dans Paris. Elle m'a répondu qu'elle prenait des photos. Je ne l'ai jamais vue partir avec ses appa­reils, j'ai eu l'air étonnée sans doute.
- Sans appareil. Ils sont encore trop lourds pour moi. Avec les yeux, cela suffit. Comme à Brzezinka. Là-bas, avec l'amie de Praha, on faisait des photos de cette manière. On se forçait à prendre tous les jours au moins une photo, une photo réussie, quelquefois deux. Et tous les jours, on se les racontait, on appelait cela développer.
[...]
Donc, on faisait des photos, l'amie de Praha et moi, et on développait. En dépit des sujets sembla­bles, nous avions rarement les mêmes prises de vue. Elle prenait souvent des gros plans, et moi davantage de vues d'ensemble avec des choses qui traînaient à droite du cadre. L'amie de Praha s'est cassé la tête pour trouver la signification de ces choses qui traînaient, et pourquoi à droite. Pour ses gros plans, je lui disais qu'elle ne voulait pas voir la réalité. Nous avions peu de temps pour nos exercices, et donc nos réflexions n'étaient pas très poussées. Depuis, j'y réfléchis... j'essaie... depuis mon arrivée ici à Paris... je cherche une photo... avant de mourir, l'amie de Praha m'a dit, « tu feras une photo de la paix pour moi », alors je cherche...
- Et tu ne trouves pas ?
- Non... hier j'étais dans le XVIe... une rue très en pente d'où l'on voit la Seine, une rue tranquille, dans cette rue, une maison en retrait avec des sculptures en façade et un bow-window, devant la maison un jardinet et une grille fermée, une grille en métal rouillé, une peinture vert pâle qui s'écaille... le soleil dessus... très beau... très paisible... je ne développe pas... j'ai pris le cliché quand même à tout hasard... mais en revenant, je me suis dit qu'on pouvait s'y pendre à cette grille, comme je ne sais plus quel poète français... on pouvait s'y pendre ou s'y déchirer... que finalement une grille fermée n'est pas sympathique quand on est dehors... ou dedans... bref, j'ai détruit la photo...
- Tu peux m'en développer une autre ?
Elle m'a regardée, a hésité longtemps, puis s'est décidée.
- Si tu veux... mais c'est plutôt une image, je ne l'ai pas prise, pas pensée photo... aux environs de Stras­bourg, dans le train... une vision... une corde tendue entre deux arbres et du linge qui se balance, il se balance pour la seule utilité d'être propre, de sentir bon et de sécher. Pour moi, c'est cela qui m'a le plus ras­surée. Je me suis dit que c'était la paix. La paix reve­nue, je veux dire le contraire de la guerre. La paix pour moi a été cela, à ce moment-là... une prairie et du linge qui sèche tranquillement entre deux arbres d'un verger dans le calme d'un après-midi d'été. Après, j'ai pu sommeiller moi aussi, j'étais comme du linge sur une corde.
[...]



« Paris, août 1945. Angelika s'occupe en bénévole des rescapés des camps de la mort à l'hôtel Lutetia. Elle y retrouve Klara, son amie d'enfance et belle-sœur, échouée là après une déportation de trois ans à Auschwitz et une errance de plusieurs mois en Europe. Mais rien n'est, bien sûr, comme avant et la mort a fait son œuvre, irrémédiablement bouleversé la conscience d'un être sorti de l'humanité. Dès lors, comment recueillir, par le prisme d'un journal qui s'impose comme une nécessité absolue, la parole de celle qui n'est encore qu'une jeune femme de 28 ans et qui semble vouloir dire non à tout pour préserver la vie autour d'elle ? »

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