mercredi 31 mars 2010

forces laminaires pour deal bleu

Il y avait ce rendez-vous médical ce matin.
Il y a tout d'abord eu ce moment de conscience il y a quelque temps, j'étais à Paris, j'avais encore eu du mal à respirer cette nuit là comme depuis plusieurs semaines, je savais de quoi il s'agissait...
Mais il était alors plus facile d'occulter momentanément la conscience et de prétendre à l'angoisse pour envoyer un mail pressant un spécialiste - un « gentil et honnête » en qui j'ai confiance - de me voir rapidement lorsque je rentrerai.
Il y a eu Paris, j'étais épuisé mais j'avais d'autant plus de raisons de m'engouffrer littéralement dans l'énergie urbaine excessive, pas de corps particulier, pas de contact, juste des corps multidirectionnels. Je me rappelle ce jour-là avoir eu du mal à contenir l'inquiétude chuchotante, alors je me suis posé à la piscine Joséphine Baker regarder les nageur-euse-s, de la pure poésie hydrodynamique (me promettant d'y plonger prochainement).

Il y avait ce rendez-vous médical ce matin.
Il y a eu cette nuit où j'ai rêvé d'océan nagé, d'immersion symphonique, où l'eau devient du ciel.
Il y a la réalité. Le spécialiste ce matin devant moi. On se tutoie maintenant, nous sommes alliés contre la même dégénérescence, mon rapport intime et son rapport professionnel n'ont plus grande importance à ce niveau-là.
Il y a le spécialiste qui me demande de « raconter ce qu'il se passe ». Je bredouille, je n'y arrive pas, parce que je ne veux pas, je sais exactement « ce qu'il se passe ». Je regarde l'alliance à son doigt, j'ai envie de lui demander comment il l'aime cette personne, qu'il me parle plutôt de ça, de quelque chose de fort et de beau, de quelqu'un-e qui lui distille de la vie.
Il y a les détails organiques que je sais parfaitement lui décrire, analyser, comprendre. Le spécialiste me demande « tu es sûr ? », se raccrochant lui aussi quelque temps à l'occultation.

Il n'y a pas mort d'homme.
Il y a juste mort de fonctions motrices dans une trachée.
Dans ma trachée. Ce qui peut s'appeler mécaniquement : sérieuse atrophie des voies respiratoires supérieures.
Il tire la gueule le spécialiste. « Il va falloir, tu sais... Est-ce que tu te sens prêt pour une trachéotomie ? » [regard gêné]
Merde. Non non non non non. « Bah... non... je... »
Lui : « D'accord... Écoute, on va faire des examens, et... ». Je le coupe : « je n'en veux pas de tes examens pénibles, tu vas en faire quoi des résultats, juste constater une fois de plus que la maladie a évolué ?! Oui, je te le dis, elle a clairement évolué, alors dis-moi maintenant ce qui m'attend. »

Je serre la mâchoire, avec un torrent de rage derrière les dents. J'ai la tête qui tourne, la vision opaque. J'aimerais m'expulser de mon corps, ou bien pouvoir éclater puissamment de rire.
Le spécialiste parle de contacter rapidement le pneumologue en chef du CHU, qu'il faut un second avis, des examens... Je l'entends à peine.

Une seule question émerge brusquement du tourbillon : « avec la trach' est-ce que je pourrais continuer la natation ? ». « Non, ce n'est pas possible, tu ne pourras plus aller dans l'eau. »
J'aimerais pouvoir m'évanouir. Déconnecter du réel.
Impossible. Impossible impossible.
Impossible de ne plus me sentir glisser dans l'eau. Impossible de ne plus être entouré d'eau. Impossible de perdre ce silence aquatique unique.
Je ne me rappelle plus du moment où le spécialiste a terminé de m'informer des démarches à suivre, de ce que je lui ai répondu, de la poignée de main que nous nous sommes donnée, de la porte qui s'est refermée. Mon esprit ne perçoit à ce moment que de l'eau. Des mers musicales, des océans grandioses, des piscines fluorescentes. Je fais quelques pas et je pleure violemment, « pas ça pas ça... ».

°

Ces dernières années je croyais en ceci : la dégradation de la maladie m'éloignait certes de plus en plus de la terre, de cette vie terrestre, mais m'emportait avec extase de plus en plus dans un univers aquatique. Ok, tout peut se dégrader tant que je plonge et que je glisse. Ok Maladie, tu peux continuer ton boulot minutieux, moi pendant ce temps je vais nager.
H2O plutôt que O2.
Le deal bleu.

Et ça il faudrait l'abandonner aussi... Non.
Je veux bien ne plus pouvoir porter une fourchette à ma bouche, tenir un stylo, monter une cigarette à mes lèvres, et des milliards d'autres fonctions corporelles que j'ai dû laisser en route si je voulais continuer à exister. Mais je refuse de ne plus entourer ce corps d'eau.
Ce moment devait bien arriver un jour ou l'autre. Refuser.

Alors il va falloir réfléchir intensément, très intensément ces prochains temps. Sonder mon corps millimètre par millimètre, écouter le mode vital qu'il choisit, et y produire une électricité mentale encore plus puissante. Générer des écoulements laminaires au milieu des écoulements turbulents.



2 commentaires:

  1. Avis d'une graphiste et sculpteur:
    Quand tu décris ces "ondes" de couleurs, Charles, ça me donne envie de les sculpter...mais il n'y que toi qui les visualise. Je les imagine (ainsi que les plafond) au travers de tes mots, cela me donne une (toute petite) idée de ce que doit être le point de vue que tu as.
    Pareil, lorsque tu décris les plafonds...je repense à Plume au plafond d'Henri Michaud: "Plume au plafond - Dans un stupide moment de distraction, Plume marcha les pieds au plafond, au lieu de les garder à terre.".... Je me demandais: "l'as-tu vu passer, tantôt?"...

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  2. Sourire. Non je n'ai pas encore vu de plume, mais bien heureux d'apprendre qu'elles préfèrent marcher au plafond ; il ne peut y avoir qu'un point de vue imprenable. Je surveillerai.
    J'aimerais vraiment qu'autrui puisse percevoir les ondes. Je ne les souhaite pas individuelles. Si tu parviens à les saisir, volontiers de voir les représentations que tu en fais.

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