Il y a plus d'une semaine j'ai écrit à ma grand-mère maternelle.
Avec une quinzaine d'années de retard. Introduisant ma lettre sur le fait que « la vie est une très vaste invention avec d'innombrables épreuves dont le temps affine les forces et les équilibres, j'ai eu apparemment besoin de cheminer ainsi pour revenir jusqu'à toi. »
Mes grands-parents maternels ont été l'unique apport de tendresse familiale, avec la seule valeur du mot « vacances » que j'ai connue, de brèves parenthèses dans l'enfance acide. Cette grand-mère a probablement été la seule personne m'ayant appris à être gentiment serré dans des bras, à me faire découvrir hors de la crainte ce que peut être une étreinte.
Mais au fur et à mesure de grandir il y a eu de plus en plus de mal à comprendre comment ces adultes témoins de la violence familiale savaient tout sans rien faire/dire. Je me rappelle d'un jour où, rentrant d'une promenade d'avec ma grand-mère, mes frères et ma mère qui était une énième fois en crise nerveuse, ma grand-mère s'est arrêtée devant le portail de la maison en me disant accablée qu'elle ne pouvait pas rentrer avec nous, que ce jour-là elle ne pouvait plus « voir » cette violence qui allait se déchaîner encore plus à l'intérieur des murs. Je me rappelle être sidéré, de sa peine inévitable autant que de sa fuite inéluctable, ce fameux moment de l'occasion de l'abandon. Cette fin d'après-midi là elle s'est résolue à abandonner, elle a choisi que sa conscience ne passerait pas le portillon du jardin, qu'elle la ramenait avec elle et loin de mes frères et moi, cette seule conscience qui en acte de présence me protégeait bien plus que tout ce qu'elle pouvait imaginer.
J'avais une douzaine d'années, la violence de ma mère s'escaladait, ma grand-mère n'a jamais plus voulu revenir nous rendre visite. Il y a des moments à cette période de ma vie où je croyais que j'allais mourir de la violence quotidienne, que ce qui s'empirait ne pouvait que conclure une fin tragique, et il m'a semblé devant le petit portail que ma grand-mère a acté un adieu que j'ai administré en moi. Peut-être en cela qu'il fallait effectuer des deuils, se faire mourir intérieurement pour moins mourir de la violence extérieure, ne plus laisser du vital atteignable. {Je suis fatigué d'être mort.}
Ma grand-mère a pour autant continué à être présente et à soutenir ma mère, sa fille, là où j'ai grandi pour fuir tout ce qui concernait cette dernière. Même si ce lien me reste tortueux, je souhaite faire la part des (belles) choses, distinguer leur individualité et ne me concentrer que sur une retrouvaille avec ma grand-mère. L'inviter à autre chose qu'un enchaînement de silences de l'enfance à mon 'adulterie'.
J'ai désormais une quinzaine d'années d'échappée à lui raconter, et à surtout écouter d'elle. Dans ma lettre je lui décris que suis parvenu à construire beaucoup de libertés, entre précarité apprenant l'humilité et souci permanent d'ouvertures de conscience. Je lui mentionne que je travaille rarement pour du salaire mais majoritairement par passion, que je suis entouré d'un beau jardinet et de merveilleux ami-e-s (synonymie florale). Puis que « je n'ai certes pas la santé des ami-e-s de ma génération mais je prends grand soin de ma qualité de vie et j'arrive à vivre encore plein de choses en bricolant toutes sortes d'ingéniosités existentielles » (je lui mens légèrement, mais je sais que la plupart de "ma famille" lorsque j'étais gamin ne me considérait que sous le spectre de la santé/maladie, soit par un angle anxiogène). J'envoie deux photos de moi récentes. Je lui raconte que ces derniers mois j'ai été profondément heureux d'avoir rencontré une personne « avec un très beau coeur » qui avait ouvert le mien.
Et c'est le coeur large que je propose de venir lui rendre visite.
Je pose une condition à cette retrouvaille : que ma mère ne soit pas présente. Je n'épilogue pas, j'indique juste à ma grand-mère que je désire passer du temps avec elle, et nullement avec ma mère. Qu'elle détient le choix, la décision, et qu'assurément je viendrai avec joie dans l'été si elle accepte.
Avant-hier je reconnais son écriture élégante sur une enveloppe, les traits sont désormais tremblants mais se voulant toujours raffinés (d'une volonté musculaire que je trouve encore plus touchante, j'imagine ravi sa main tenant le stylo). Je souris, comme si j'avais de nouveau 8 ans.
Le sourire tombe.
Elle ne peut pas accepter ma condition, elle m'informe qu'on ne peut pas se revoir s'il n'y a pas « réconciliation » avec ma mère. Qu'il faut que je comprenne, que toutes ces histoires de famille lui sont trop pénibles, jusqu'à dit-elle lui avoir entraîné un zona au cerveau, que d'ailleurs il ne faut pas qu'elle ait trop d'émotion alors elle préfère arrêter là son courrier... Elle écrit être terriblement heureuse de ma reprise de contact, qu'elle m'a toujours aimé, pour autant qu'elle est désolée de me faire de la peine mais qu'elle ne peut pas m'accueillir.
Je ne sais encore définir la douleur, mais ça fait mal.
Énormément de pensées se choquent en moi. J'essaie de trier méticuleusement ces pensées pour ne pas les laisser* s'agglutiner en colère de tristesse. Pour ne pas considérer sa réponse qu'en un aveuglement paré de lâcheté, devoir se contenter de ronger l'os de l'amour silencieusement lointain ; ne pas me figurer que 15 ans plus tard n'est que 15 ans plus tôt. Ne pas m'effondrer de son exhortation à la « réconciliation » comme si la violence avait été symétrique, un malencontreux écart diplomatique.
... Ma conscience, ne surtout pas *lâcher ma conscience.
Le soir j'appelle le frangin, il est triste pour moi, j'essaie de me marrer qu'il est vraiment ma seule famille. Je lui explique que je suis triste aussi et peut-être blessé, mais que je ne veux surtout pas glisser vers la colère, que je ne vais pas abandonner et que je vais répondre à grand-mère avec toute la patience que je saurais trouver pour permettre qu'on se comprenne doucement.
Il dit qu'il est fier de moi, je ne comprends pas. Il explique qu'il constate que je ne cesse de faire la démarche de m'ouvrir aux autres et d'accueillir, de me recevoir des portes dans la gueule avec écrit dessus « je t'aime quand même », et que pour autant je lutte pour être compréhensif plutôt que de m'enfoncer dans la colère que lui dit ressentirait forte. Je lui réponds - ému - que ma colère n'est je crois rien comparée aux blocages douloureux des personnes derrière leurs portes.
*
Dominos :
- mon fauteuil de plus en plus dysfonctionnel, impossible de sortir hors de ma cour depuis deux jours, le week-end s'annonce bloqué à la cabane. Puisque le prestataire dit n'avoir toujours pas reçu le câble-BUS commandé en région parisienne.
Situation banalomerdique. Discret abus commercial à incidence quotidienne. Je suis un type qui a besoin de marcher quasiment tous les jours dehors, minimum une heure. Immobilisé je pète un câble. C'est le cas de dire.
- Inciter les esprits de la technicité : avoir fait déposer la platine vinyle en réparation. Pronostic positif du techos.
- Réparer ce qui est possible : s'être fait voler mon rocking-chair dans le jardin (ça va, j'ai du respect/considération pour les voleur-euse-s) mais avoir pu récupérer dans la rue un vieux fauteuil en bois à l'abandon. En train de le retaper, clouer, poncer, vernir. En prétendant que c'est adéquat d'être bloqué à la cabane.
- Lire (enfin) "Naissance de la clinique" de Foucault lorsque mon esprit accepte de s'adosser aux murs plutôt que de s'y frapper.
- Et écoutant à émotions constellaires et larmes astronomiques :
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