samedi 1 mars 2014

Épluchures sociales.


Des recrutements et entretiens d'embauche d'assistant-e-s, en veux-tu en voilà... de toutes façons si tu n'en veux pas il y en aura toute ta vie. Dernièrement 2 à 5 par semaine, par-dessus le boulot, par-dessus la vie perso, par-dessus le ciboulot.

Postulant 1 (belle chemise-veste) : En fait j'ai regardé pas mal sur Internet vos travaux, vos articles, vos entretiens radio, les interventions publiques que vous donnez, alors voilà je suis venu, j'avais envie de vous connaître.
Charles : Euh... et le poste pour lequel vous venez postuler ?
Postulant 1 : Bah je me dis que ça m'intéresse ce travail pour vous suivre aux radios et dans toutes ces conférences, ça me plaît !
Charles : Hmm, sauf que vous savez votre travail sera de me lever, m'emmener aux toilettes, me doucher, m'habiller, préparer mes documents, m'aider à prendre le bus pour aller à ces rendez-vous professionnels, mais qu'ensuite je ne partage pas mon travail avec mes assistant-e-s. Vous agencez la technicité de mon autonomie mais vous ne vivez pas ma vie, ni professionnelle ni personnelle.
Postulant 1 : Ah... [tête avec brutale désillusion de type syndrome de l'inexistence du Père Noël.]

Tendance similaire,

Charles, à la moitié de l'entretien : Est-ce que vous avez des questions ?
Postulant 2 : Oui... Enfin surtout vous dire que j'ai vu que vous aviez fait un film sur le handicap et la sexualité...
[Charles : On dit « leS handicapS et leS sexualitéS...]
Postulant 2 : ... et que je trouve cela super.
Charles : Ah. Ce n'est pas mon film, je ne suis qu'intervenant, c'est le film d'une réalisatrice. Mais nous ne sommes pas là pour discuter de mon travail, mais du poste pour lequel vous postulez.
Postulant 2 : En fait je suis content de vous rencontrer. Je me demandais qui vous étiez, et alors donc [scrute allègrement toute ma pièce] c'est dans cet univers-là que vous vivez, d'accord... J'ai lu aussi que vous avez des problèmes avec la SNCF ?
[Charles : OMFG.]

Le classique validiste-à-sensation,

Charles : Avez-vous des questions quant au travail ?
Postulante 3 : Oui. Je voudrais savoir comment... comment ça s'passe pour les choses intimes ?
Charles : ... ?
Postulante 3 : ...
Charles : « Les choses intimes » ?
Postulante 3 : oui, les choses intimes...
Charles : D'a---ccord... Donc : pisser, chier, se doucher et toutes ces « choses » qui sont la majorité de votre travail, c'est cela ?
Postulante 3, un peu décomposée : ... oui.
Charles : ... Mais que voulez-vous savoir au juste sur ces « choses » ?
Postulante 3, parlant chewing-gum : Baaahh comment ça s'passe avec vous, j'veux dire... vous vous douchez, vous allez aux toilettes ?
Charles : Euh oui, je suis basiquement humain vous savez. Il y a juste la technicité qui diffère un peu à apprendre, mais je vis a priori comme vous, même « intimement ».
Postulante 3 : Ah. Et qui va faire ça ? [« ça » a une certaine tonalité de dégoût]
Charles : [Ahah.] Vous.
Postulante 3 : Ah... [biche avec un regard de soudaine dépression de lamantin.]

L'auto-saboteuse :

Charles : Avez-vous des peurs, des craintes ?
Postulante 4 : Oh bah oui, vous faire tomber. Trop peur !
Charles, voix rassurante [3751ème laïus à ce sujet] : Oui. Ne vous inquiétez pas, nous allons justement vous apprendre en formation tous les gestes pour que cela ne puisse jamais arriver. Et puis moi-même je suis entièrement réactif à vos gestes, je ne me laisse jamais tomber.
Postulante 4 : Bah oui mais quand même... Vous imaginez, [elle mime] je vous ai là dans mes bras et [elle laisse tomber ses bras] poom! vous tombez, [elle regarde le sol] ohlala ce serait horrible.
Charles : ...

Quant à la première étape avant l'entretien, le filtre des candidatures écrites (une dizaine hebdomadaire), faire un concours de l'absurdité est quasi impossible tant il y a de nombreux-ses champion-ne-s. Florilège du frenchy style nounou infantilisante souhaitant performer son BAFA sur l'employeur handi dont elle a envie de « redonner la joie de vivre ».
Mais en dehors des candidat-e-s, mention spéciale à Pôle Emploi qui vient de me transmettre son deuxième candidat handi, un monsieur « RQTH » avec une cardiopathie pas du tout compatible à la dynamique physique requise pour ce poste d'assistant. Leur premier candidat handi était un monsieur aveugle, ce qui m'avait presque tenté par expérimentation d'une adaptation corporelle mutuelle, mais bon l'urgence et l'épuisement des recrutements ne me permettaient pas le luxe d'expérimenter.


Autres joyeusetés du handicap dans un pays arriéré.

Je décroche avant-hier exceptionnellement le téléphone d'un numéro inconnu (statistiques : une fois par trimestre),
le technicien du service prestataire de ma machine respiratoire : Oui M. Xavier, c'est pour venir vous installer une capnie nocturne que le Dr Marâtre [me crispe à son nom] de pneumologie nous demande de vous faire avant votre rendez-vous. On voudrait passer ce soir.
Charles : ... Euh non ce soir n'est pas possible.
Technicien : Mais comment ça ?!
Charles : [oh bordel] Écoutez ça fait 3 ans que je suis dans cette ville à vous demander d'arrêter de considérer qu'une personne handie est entièrement à disposition des services socio-médicaux, que "vie en appartement indépendant" ne signifie pas "hospitalisation à domicile". Non je ne suis pas libre ce soir, vous ne pouvez pas établir des rendez-vous en présageant que je suis perpétuellement disponible.
Technicien : Je ne comprends pas... Vous ne *voulez pas* qu'on vienne chez vous ce soir ?
Charles : Je veux que vous me proposez des dates.
Technicien : [grommelle...] Alors nous viendrons demain.
Charles : Non ! Vous ne « venez » pas, vous proposez ! Je vous montre l'exemple : je regarde mon agenda et peux vous dire que je serai disponible pour la capnie mercredi de la semaine qui vient.
Technicien : Pas avant ?! Ce soir ou demain vous ne voulez vraiment pas ?
Charles, cherchant le bouton de la bombe atomique : Non, dans la mesure où vous ne concevez pas que j'ai une vie professionnelle autant qu'une vie privée. Et que je ne vis pas dans une chambre d'hosto délocalisée. Je ne vais pas me trimbaler à une soirée avec votre électrode reliée à sa machine, autant que je vais moyennement dormir cette nuit-là [expérience de mes ADV débranchant malencontreusement l'électrode en me posturant, devant reconfigurer en pleine nuit l'enregistrement] et qu'il vaut mieux que je ne travaille pas trop le lendemain.
Technicien : ... [grommelle.]

Bon, la bonne nouvelle est que Marâtre a lu le courrier que lui ai envoyé il y a une quinzaine de jours, lui expliquant que je ne souhaitais pas être trucidé pour le bilan gazeux artériel (primordial aux EFR) et que je souhaitais qu'elle me trouve un système d'enregistrement transcutanée, ô miracle en plus elle me le permet à domicile. Là où l'autre fois elle m'avait dit que ce serait impossible et s'était ri de moi « qu'un grand garçon comme [vous ait] peur d'une piqûre », bitch il s'agit d'un poignard vers le nerf...
Je lui ai rédigé ce courrier cordial, détaillé mais ferme sur mon état de « santé » dont je me préoccupe autant que mon autonomie sur laquelle je ne négocierai pas puisqu'elle engendre la qualité de mon état global. Peut-être que c'était une bonne idée de suer cette rédaction devant l'écran.


Au boulot à la maison de retraite,
je rédige mes notes de synthèse à mon bureau, il y a les 2 stagiaires à côté,

Stagiaire 1 : Dis donc t'es allé travailler au 3e ?
Stagiaire 2 : Non.
Stagiaire 1 : Bah c'est trop l'angoisse là-bas. Ça fait peur, ils sont tous tarés, je t'assure c'est l'étage des fous. Y'a trop des gros cas.
Stagiaire 2 : Ah oui c'est le secteur des personnes dites désorientées.
Stagiaire 1 : Bah c'est bien plus glauque que « désorientées ». Ça craint là-bas. Y'a vraiment que des vieux fous... Putain j'aime pas y être.

Je me retiens de desserrer la mâchoire pour mordre profondément le stagiaire. D'autant plus que je reviens d'une heure à son fameux 3e étage pour travailler avec Mme S., dont la désorientation n'est que poésie tant est si on prend du temps doux et attentionné pour veiller à son angoisse, pour créer patiemment une confiance avec elle.
Je semble catalogué dernièrement comme le courageux employé « s'occupant » de Mme S. dont les ragots institutionnels vont bon train sur sa folie qui serait manipulatrice (suivant les résident-e-s) ou ingérable (suivant le personnel). Là où je découvre une frêle dame qui apprend à survivre avec une capacité mémorielle d'à peine 30 secondes, qui utilise l'humour et son intelligence pertinente pour créer de toute sa concentration 30 secondes de relation humaine avec son interlocuteur-ice qui deviendra péniblement inconnu-e 30 secondes après. Mme S. m'apprend à élaborer le moins possible d'ego dans la relation à autrui, à aimer sans attendre un retour ; ce que je perçois impossible pour plein de personnes autour d'elle. Et pourtant Mme S. donne énormément, donne tout ce qu'elle peut.

Une autre rage silencieuse sera lorsque nous allons avec Mme S. dans la salle de spectacle pour un concert lyrique donné par une jeune femme arménienne, en arrivant dans la salle une gamine arborant fièrement son badge « stagiaire éducatrice spécialisée » crie en nous voyant prendre place :
stagiaire 3 : Aaaaahhh mais c'est Mme S. ! Boooonjouuuur Mme S. ! [ce qui ne peut déjà que la déstabiliser vu son stress de la foule] [puis à mon égard avec un sordide regard institutionnelo-complice] Sacrée Mme S., *hein* ?
Charles : ... Qu'est-ce que vous voulez signifier exactement, en plus à la 3e personne devant Mme S. ?
Stagiaire 3 : Bah je veux dire vous savez bien comment elle est Mme S., hein...
Charles : On arrête là, d'accord.
Stagiaire 3, s'écrie : Mme S. mais qu'est-ce que vous êtes en train de faire ! Arrêtez donc avec cette chaise ! [à mon encontre] Il faut faire quelque chose là...
[Mme S. à côté de moi est juste en train de pousser la chaise 5 cm en avant puis 5 cm en retour vers elle, ce geste plusieurs fois, m'ayant dit avant que cette chaise lui plaisait et qu'elle comptait s'asseoir dessus.]
Charles : Mais c'est quoi le problème là, il n'y a pas le droit de bouger à sa guise une chaise ? C'est quoi le danger de faire aller et venir une chaise ? Si ça lui fait plaisir et que ça ne dérange personne, où se situe votre urgent problème ?
Stagiaire 3, déconfite : ...


Avantage de tout cela : l'absurdité humaine fait efficacement prisme aux beautés humaines. De cette façon du coup d'apprendre à se laisser traverser par la connerie pour en faire ressortir une attention plus lumineuse envers les personnes qui scintillent.



*


Analyse express de la redondante tristesse de lire ce genre d'article se voulant progressiste :
http://www.theguardian.com/society/2007/jan/15/health.socialcare


==> définition primaire du handicap par les manquements
==> absence d'éducation à l'autonomie, les parents comme continuel-le-s assistant-e-s... (et mec, si, il est possible de lire sans demander aux valides de tourner chaque page ! Use your brain, at least use Internet.)
==> conception de l'autonomie erronée (inculquée) par « contrôle » individualiste plutôt qu'élaborations/agencements de ses propres choix d'interdépendances
==> projection en validisme intégré du « milieu ordinaire » (milieu universitaire, romantisme relationnel, etc.)
==> institutionnalisation quotidienne, so sex-appeal...
==> recherches online d'une sex-worker avec son amicalo-ADV d'institut ! (sérieux mon gars tu peux au moins être pleinement autonome via Internet.)
==> down : « My experience [...] gave me a sense of normality to a degree. »
==> up : « I could make things happen if I really wanted them enough. »


Combien de personnes handies comme lui saccagent leur estime ne produisant aucune attractivité relationnelle, coincées entre tous les divers niveaux inconscients de validisme intégré et vécu. Combien d'handi-e-s veulent tellement être « normaux » qu'ils/elles ne se focalisent que sur des attentes fantasmées plutôt que sur des réalisations à agencer la banalité d'une vie autonome. Combien d'handi-e-s veulent du sex sans s'appliquer à en donner, n'attendant que réparation éro-psychanalytique de leur handicap(-bande-mou) de la part du-de la partenaire valide. Combien d'handi-e-s sont prêt-e-s à se remuer le cul pour brillamment surprendre intellectuellement, culturellement, esthétiquement, érotiquement les valides là où ils/elles ne nous attendent surtout pas.

Combien d'handi-e-s prennent la peine de politiser leurs modes d'existences à la rencontre attentive d'autres minorités sociales, de passer de son nombril à de multiples anus ? « Nothing about us without us » est-il de mode de brandir dernièrement en France (30 ans de retard déjà sur le slogan...), et à quand « Nothing about us without them » ? 

Depuis combien de temps aucun-e handi-e vivant-e ne m'a surpris, ne m'a donné un peu de force novatrice dans cette identité handie qui me paraît un grand désert aride. 


4 commentaires:

  1. Si les situations décrites étaient le fruit de ton imagination (autant les scènes en tant qu'employeur qu'en tant qu'employé), on te dirait que tu exagères...
    C'est pour quand le one man show ? Non parce que tu tiens de quoi alimenter des années de spectacles là...-_-

    Comment parviens-tu à ne pas être blasé des gens...?!

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  2. Oui mais en même temps tu sembles garder un regard extrêmement bienveillant envers les gens ("les gens" en général). Je trouve parfois difficile de se dire que les quelques personnes formidables que l'on peut rencontrer suffisent à contrebalancer la masse apriori sans fin de gens grossiers, ignorants, intolérants, dénués de sens critique et dénués de réflexion de fond... :/

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  3. 1) Pas le choix. (En tout cas la misanthropie ce n'est pas assez sexy pour moi.)
    2) En vrai j'aime profondément « les gens », mais ne le dis pas, c'est un secret, je garde ma façade d'aigri...

    cx

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