Lorsque l'écriture se tait ainsi c'est qu'il y a de la parole accaparée ailleurs, une parole en brouhaha, des chuchotements qui beuglent et des cris qui murmurent « silence »... Une pagaille dont l'apparence peut être impassible, justement ce silence bruyant, mais l'existence si peu visible - la substance pure - s'avère un tourbillon d'inquiétudes.
Dans mon esprit j'ai cette étrange image : deux feuilles de papier dans de l'eau qui flottent l'une en face de l'autre séparées d'environ un centimètre, avec un stylo plume qui nage autour, qui essaye de passer entre les feuilles, mais qui n'a pas la place pour cela et dont l'encre se dilue dans l'eau.
C'est le genre de visualisations éveillées, d'images qui « rêvent » souvent dans mon esprit (qui apparaissent constamment si je ne « contrôle » pas). Si je cherche à comprendre ce que je ressens à un moment donné dans ma vie ce ne sont pas des mots qui surgissent mais de telles images/animations. Je ne cherche pas forcément à les analyser, pour cette image je vais bien plus la contempler et observer si les deux feuilles vont s'écarter, flotter autrement, si le stylo va réussir à se faufiler dans une écriture, si l'eau va se faire encre, etc. ; je vis la scène sans vouloir la disséquer.
Mais je sais qu'il y a un mot qui apparaît fréquemment et clairement en moi ces derniers temps : (la) mort.
Je ne refuse pas ce mot, j'essaye de l'accueillir comme j'accueille l'image décrite précédemment, je l'observe vivre en moi depuis quelque temps. Je ne dis pas que c'est facile, mais je ne souhaite pas m'y refuser, pour cette raison : c'est un mot dont l'image en moi serait une très forte luminescence, il peut à la fois m'éblouir douloureusement si je ne fais pas attention aux angles de vue par lesquels je le regarde, mais il éclaire également puissamment des éléments de vie, me montrant alors des aspects importants [importemps].
*
Le corps parle bien souvent mieux que des mots. Et si je n'arrive pas aisément ces derniers temps à écrire (autant qu'à me consacrer à mes passions) c'est sûrement parce que mon corps semble encore une fois dans cette disposition d'effacer plutôt que d'inscrire.
Peut-être qu'en ce moment j'apprends à déchiffrer, à lire ce qui s'efface bien plus que ce qui s'écrit. Je ne sais pas, je pose à propos de cela aujourd'hui des premiers mots.
Ce qui s'efface.
J'ai réalisé il y a quelques jours que « ce qui s'efface » appartient à une des rares certitudes de ma biographie : ma maladie [amyotrophie spinale / spinal muscular atrophy] est dégénérative. Je perds régulièrement des capacités physiques, et ce depuis toujours autant que pour toujours. Il n'y a pas de surprise à cela, je ne considère même pas qu'il y ait de malédiction ; ma réalité est telle qu'elle, je ne cherche pas une vie qui n'est pas la mienne (donc je ne cours pas après des attentes de « guérison », et mes espoirs se situent envers le monde et des êtres chers plutôt que par rapport à un chromosome n°5).
La surprise c'est de ne jamais savoir quand est-ce que mon corps va perdre une fonction motrice. De bien évidemment, si je le savais ce ne serait plus une maladie, ce ne serait même plus un corps humain, alors quelque part ce ne serait plus de la vie... Il n'empêche que cette vie comme n'importe quelle autre est un élan qui peine à être réfréné. Je sais pertinemment que « tout le monde meurt » bla-bla bla-bla, mais je sais/sens aussi que je meurs vite.
« Vite » n'a a priori pas beaucoup de sens, il n'y a pas de vitesse pour vivre // il n'y a pas de vitesse pour mourir. J'utilise ici la notion de vitesse de cette façon : à chaque fois que je perds une capacité physique, si je veux continuer à déployer toute la vivacité possible j'ai intérêt à réagir rapidement (adaptabilité physique et mentale), j'ai quelque part intérêt à être plus rapide que la maladie avant qu'elle ne me rattrape de nouveau.
Ça fait 31 ans que je pratique cette sorte de saute-mouton avec la maladie, elle gagne un territoire, j'avais entre-temps cultivé une autre parcelle de territoire (je crois que ça atteint le cosmos d'ailleurs :)). « Saute-mouton » en cela que la maladie et moi n'avons pas le choix que de fonctionner ensemble, que de nous propulser l'un-e par-dessus l'autre, de prendre en quelque sorte appui l'un-e sur l'autre. Non pas une co-dépendance, peut-être plutôt une certaine dynamique.
Mais dynamique probablement trop brusque pour moi dernièrement.
Je ressens notamment que je me fais vieux, ou plutôt cette maladie me fait vieux. Ça fait déjà pas mal de temps que je dis que je me sens vieux, disons que parfois dernièrement je me suis senti ultravieux. :) Cette sensation de vieillesse je la perçois dans une sorte de vibration globale du corps, lorsque celui-ci semble émettre physiologiquement de moins en moins de vibrations {pour de plus en plus d'ondes}.
Lorsque j'étais tout petit les médecins avaient dit à mes parents que je ne vivrai pas au-delà de mes 8 ou 9 ans, j'ai l'impression bien souvent d'être un champion du sursis existentiel. Souvent j'en rigole, parfois ça me compresse (quant à la motivation de mes parents à m'avoir raconté cela lorsque j'étais gamin, ça appartient sûrement à toute la fabrication parentale de « l'enfant victoire » dès qu'il y a un handicap, une victoire qui peut s'avérer poisseuse à vivre pour le gamin devenu grand...). Et oui bien sûr la plupart des médecins déblatèrent beaucoup d'ineptie... Néanmoins leur posture d'autorité peut malheureusement injecter de la gravité, aussi stupide soit-elle. Les mots savent s'accrocher.
Dans la nouvelle ville où j'ai emménagé je peine - une fois de plus - à trouver un médecin généraliste un minimum compétent et sensé. Et la semaine dernière j'ai eu le droit à un médecin infâme qui, en voulant m'étaler sa science, m'a demandé froidement si je réalisais que j'allais bientôt mourir, qu'il ne me restait plus beaucoup de temps vu « [mon] état ». Il m'a expliqué (!) que je n'allais « bientôt » (?!) plus pouvoir vivre ma vie actuelle, « vous ne pourrez plus sortir chaque jour et voyager comme vous le faites, mener toutes vos activités, vous allez bien plus être... » et il montre le lit dans ma chambre, presque comme un cercueil. J'ai évidemment essayé d'à peine l'entendre et de réfléchir à autre chose, mais une semaine après j'y pense encore.
Ce médecin stupide a pourtant semblé dire haut ce que la maladie dernièrement dit vers le bas.
Principalement : ça paraît presque confirmé que j'ai perdu une fonction musculaire dans le poignet droit. Probablement un tout petit influx nerveux... mais « petit » lorsqu'il ne reste plus grand-chose devient immédiatement gigantesque. Et ça fait depuis presque deux semaines que je n'arrive plus à prendre des notes au crayon lorsque je lis un livre, que j'ai beaucoup plus de difficultés à conduire le joystick du fauteuil, que je peine terriblement à étendre le bras pour nager... Et je ne peux pas m'empêcher de penser qu'au prochain déclin d'influx nerveux dans ce poignet je ne pourrai définitivement plus utiliser mon bras droit, qui est actuellement le dernier frêle levier d'action.
Rien de nouveau à mon processus de vie, pourrai-je conclure à cela. Sauf que si, bien sûr que si, il y a de la nouveauté insupportable, celle de retirer des plaisirs, des axes de quotidien, des rencontres vers la vie : j'aime terriblement annoter au crayon mes lectures, conduire mon fauteuil est mon moyen de visiter le monde, j'aime passionnément nager...
Les membres physiques ne sont que les parties visibles de l'anatomie, ce sont les panneaux publicitaires de la maladie. Les organes déclinent de plus en plus eux aussi. Les tensions musculaires et douleurs neuropathiques semblent devenir la charpente de mon squelette, les voies respiratoires supérieures fonctionnent au petit bonheur la chance (altérant péniblement ma qualité de sommeil), lorsque je travaille tranquillement au bureau il m'arrive désormais de commencer à m'étouffer avec ma salive comme si ma trachée s'endormait, quelques problèmes apparaissent du côté des reins, etc.
À vrai dire cette liste n'est pas le plus inquiétant, au moins elle donne des indications au présent. C'est la suite de la liste qui est encore vierge qui détient l'impact angoissant.
Je ne veux pas savoir « quand », je voudrais savoir « comment ». Je réalise dernièrement que je suis incapable de projeter l'état de mon corps, de son autonomie, dans un an, voire même dans six mois. Nulle morbidité ici, plutôt du pragmatisme se souciant de mes projets, mes ambitions, mes ami-e-s et amours (terriblement), mes apports dans le monde. Autant que je sais bien que toutes ces réflexions - entre a priori et a posteriori - peuvent être absurdes, peut-être un peu désespérées/paniquées, mais j'ai des milliards d'envies de vie qui ne savent plus trop actuellement comment se déployer.
Si je suis en train de mourir (quel être banal... ;)) alors j'ai besoin de savoir comment je peux encore vivre.
J'ai la persuasion que la plus grande vie est maintenant. Illusion d'optique ou optique ultraviolette ?
PSsstt : Aux camarades handis : je sais très bien qu'il y a gastrosto, trachéo & tutti quanto qui m'assurent théoriquement/techniquement de longues années... Je ne renie pas tout cela, je réfléchis bien sûr à tous les possibles (en écoutant aussi délicatement mon entourage). Mais je suis fatigué et je ne cherche pas à vivre « à tout prix », c'est-à-dire que je ne veux pas faire un concours de vie, je m'en fous « d'être là » juste pour y être.
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