Avez-vous déjà eu l'impression que votre fonction de communication est uniquement en mode on/off ?
Que vous décidez très peu de l'activation d'un de ces deux modes. Vous pouvez à la longue du parcours de vie pressentir lorsque l'interrupteur va s'échanger d'un mode à l'autre mais ce n'est pas vous qui faites contact avec l'interrupteur...
Dit rapidement.
Vécu constamment, pour ma part.
Je pense que j'avais un peu oublié cet interrupteur, ou que plutôt j'organise de façon de de mieux en mieux équilibrée ma vie suivant ses basculements en on et en off. Un peu comme si l'interrupteur allume une ampoule : j'apprends à vivre d'une façon lorsqu'il y a de la lumière et je vis autrement lorsque la lumière est éteinte.
Pareil en mode de communication : la plupart du temps l'interrupteur est sur off, alors j'ai désormais appris à éviter le téléphone, les soirées remplies de gens bavards, les cohabitations trop collectives, les discussions de comptoir, et surtout les automatismes sociaux du genre « salut ça va quoi de neuf alors ? ». Quelques exemples qui sont en réalité une véritable biographie d'arpentage, où j'évalue depuis toujours minutieusement les terrains sociaux que je dois parcourir avec le moins de dégâts et ceux que je peux parcourir avec le plus d'apaisement possible.
J'y parviens de plus en plus. Sauf lorsqu'il est requis (attendu / obligé) que je dois forcer l'interrupteur, généralement de off à on. Cet interrupteur a une mécanique propre à lui, comme une étrange horlogerie qui organise ma vie, le dérégler c'est me dérégler.
Ce qui est arrivé à trois reprises la semaine dernière.
L'amie qui avait fait l'état des lieux du nouvel appartement pour moi m'avait transmis qu'elle avait croisé le voisin qui avait dit vouloir bientôt venir me rencontrer. Je comprenais l'information sociale (établir un contact pour dépasser l'inconnu-individuel et faire preuve d'une bienséance sociale) mais l'information réelle m'a complètement recroquevillé. Je crois me rappeler avoir répondu à l'amie : « pourquoi et quand ? » C'est ce que je me demande toujours lorsqu'un-e inconnu-e veut me rencontrer,
- pourquoi : quelle est cette envie qui ne se base sur aucune connaissance de qui je suis (« être voisin-e » n'a pas d'autre signification pour moi que technico-spatiale), en quoi dois-je répondre à une curiosité qui m'implique sans que je ne la partage ?
- quand : à quel moment précis cette rencontre va-t-elle avoir lieu, quand/comment dois-je être prêt ? (Me suis rappelé récemment avoir eu beaucoup de mal à toute une époque de ma vie que j'essayais sociale lorsque quelqu'un-e me quittait en disant « on boit un coup un de ces quatre ! », je rattrapais la personne en demandant « c'est quand un-de-ces-quatre ? »)
Le fait est que j'ai rarement la réponse à ces questions, ça semble faire partie de mes interrogations fantômes, mais les voisin-e-s sont évidemment venu-e-s me rencontrer. Sauf qu'à ces moments-là mon interrupteur était off, et quand c'est off il ne s'agit pas de moi qui n'ai pas envie de communiquer (je ne boude pas), il s'agirait bien plus de moi qui suis coupé des fonctions communicatives. Je ne peux pas, et donc il n'est pas question de vouloir, je n'ai pas envie de vouloir ce que je ne peux pas. Le problème étant qu'entre le vouloir et le pouvoir il y a le devoir, et que bien souvent ce devoir court-circuite l'interrupteur. Non sans « disjonctages » de plus en plus pénibles.
Le premier voisin.
Je rentrais chez moi, j'allais bien (du moins, j'allais), j'étais dans ma tête bien plus que nulle part ailleurs, bien plus que dans la rue, dans la ville, bien plus que dans l'actualité du monde des hommes. J'ouvre le portail qui mène à la cour, et le fameux voisin du fond de la cour arrive dans le porche. Je ne me rappelle plus exactement mais je pense que passé les premières secondes de son « aaaahh bonjour ! » (presque crié) et constatant mon bonjour se voulant imitateur mais probablement très mal joué, et surtout ne renvoyant aucune nouvelle phrase dynamique, il s'est rapidement senti démuni derrière son air vivement assuré*.
Moi à ce moment là j'ai le cerveau dans une double direction opposée, comme si un hémisphère essaie de fuir à toute allure vers une autre galaxie, et que l'autre hémisphère carbure de toute urgence pour fabriquer du ici-et-maintenant à extérioriser correctement. Ce qui me produit véritablement une panique de désorientation. Sueur et migraine immédiate assurées*.
L'interrupteur est alors forcé, ce qui n'active pas de la communication externe car ça coupe brusquement les communications internes.
Pourtant le voisin est toujours là. Je sais qu'à la prochaine étape il va tenter une discussion expresse qui va bien plus ressembler à un QCM duquel je vais être évalué comme voisin bizarre ou voisin sympathique. Je connais les réponses du voisin sympathique, je suis certain d'y avoir bien répondu, pourtant... Pourtant je sais aussi que je suis bizarre pour lui, parce qu'à ce moment-là je ne suis que dans une sorte de survie technique : je réponds à ses propos comme si ceux-ci étaient des serrures que j'ai besoin d'urgemment crocheter pour m'extirper d'une surcharge de tension.
Les deuxièmes voisines, quelques jours plus tard, ont surgi à ma porte d'entrée.
De ces moments où je ne me rappelais même plus d'être dans un logement tant je flottais dans une activité qui n'avait pas de murs ni de porte. J'étais bien (du moins, j'étais), j'étais ailleurs. Mais toc toc toc - je n'ai pas de sonnette, encore heureux - et il s'agit du ici-et-maintenant impératif.
Je ne sais pas comment expliquer, frapper à ma porte de façon imprévue c'est comme... exploser une grande bulle de savon ? Lorsque je me retrouve avec ces deux femmes qui viennent d'entrer dans ma cuisine et qui commencent déjà à (me) parler [l'une parle beaucoup, l'autre me fixe du regard, l'horreur pour moi], je suis dans un tel arrière-fond de cette réalité que 1) chercher à comprendre ce qu'elles me disent 2) chercher à comprendre ce que je dois dire = 0. Zéro humanité, je suis le voisin en apparence mais je ne peux pas être la personne qu'elles prétendent vouloir rencontrer.
Je me rappelle juste de deux propos de cette scène. Le premier : les voisines me disent quelque chose du genre « ah on vous voit enfin ! », et je comprends qu'il y avait encore dans cette histoire un « quand » dont je ne connaissais pas la date.
Le deuxième, comme un fléau biographique pour moi : dépourvu rapidement de platitudes comme bouées (enclumes) de sauvetage, j'en viens à prononcer l'éternel « en fait je suis timide dans la vie »... Connerie. Je sais très bien n'être absolument pas timide, ou si ce n'est dans de rares situations intimes où la timidité est délicieuse. Qu'est-ce que j'en ai marre lorsque l'interrupteur est en off de ne pouvoir que mettre sur ma porte la pancarte « TIMIDE » pour justifier à la va-vite une incommunicabilité si peu compréhensible aux autres.
Le troisième voisin m'a abordé dans la cour, j'y étais en train de bricoler. Ce jeune voisin paraissait délicat et honnête dans sa recherche de communication avec moi en m'abordant (bien que ça reste mystérieux pour moi). Et c'est probablement la scène qui m'a le plus perturbé : malgré tout ce qu'il dégageait d'a priori positif, j'étais incapable de communiquer.
Une fois de plus : je ne dis pas que je voulais en être capable (j'étais vraiment paisible à tranquillement bricoler, du moins j'étais), la communication n'existait juste pas dans mes envies en cet instant. Donc pas de souffrance à ne pas être arrivé à communiquer avec ce voisin. Mais de la souffrance à ne pas savoir comment m'échapper de son attente sans le blesser et sans m'épuiser.
J'ai une fois de plus forcé l'interrupteur en tentant des morceaux de dialogue, mais mon regard fuyant, mon ton monocorde et mes phrases minuscules sans entrain étaient un terrible fiasco. Comme devoir avancer rapidement dans une pièce inconnue avec plein de meubles lorsque la lumière est éteinte.
°°
Pour autant l'interrupteur n'est pas toujours positionné en off.
La semaine dernière en attendant le bus j'ai longtemps regardé une vieille femme monter la rue, marchant péniblement, s'arrêtant épuisée pour s'appuyer à un poteau.
J'ai eu très envie de lui parler, non pas par compassion envers sa souffrance mais envers sa détermination. On s'est regardé-e-s au fur et à mesure, elle du bas de la rue et moi d'en haut, le temps qu'elle parcourt le trottoir ; et j'avais déjà l'impression d'un dialogue, silencieux et doux. Lorsqu'elle est arrivée à mon emplacement, il paraissait évident que nous avions déjà discuté dans le silence et que nous étions prêt-e-s à échanger une signification verbale, une discussion. Ce qui a été fait, sans hésitation, sans intrusion. Avec du soleil.
dimanche 20 mars 2011
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